La critique du don gratuit chez Benvéniste
  1. L’un des apports de l’approche linguistique comparative d’Émile Benvéniste est de montrer que l’acte de donner, et même celui de recevoir, sont beaucoup plus corrélés avec leur contraire, comme l’acte de prendre [1].

Par exemple, le vocabulaire grec du « don » est beaucoup plus complexe que ce que la traduction, univoque, pourrait faire croire. De fait, elle rend par cet unique mot pas moins de cinq substantifs aux sens distincts : dôs, dôron, dôrea, dosis et dôtinè. Or, le cinquième, sur lequel Benvéniste s’étend le plus, renvoie en fait à l’obligation : dôtinè « est un don en tant que prestation contractuelle, imposée par les obligations d’un pacte, d’une alliance, d’une amitié, d’une hospitalité [2] ». De même, les pratiques signifiées par les avatars du grec daptô, passé dans le latin daps, doivent faire évoquer la présence dans le passé indo-européen le « potlatch [3] ». Or, cette apparente donation très munificente, allant jusqu’au gaspillage et à la destruction, est une exhibition humiliante visant à provoquer l’autre à la compétition et à une dépense encore plus somptuaire, le conduisant à un appauvrissement – autant d’actes et de modalités qui sont contraire au bien d’autrui, à la liberté et la gratuité. Enfin, alors que la racine do- signifie « donner » dans toutes les langues indo-européennes, toutefois, la langue hittite emploie la même racine da- pour dire « prendre », réservant pai- à « donner ». Or, prendre est le contraire de donner. Comment rendre compte de cette étrangeté, voire de cette contradiction ? Benveniste émet l’hypothèse explicative suivante : si le terme est le même, il faut convoquer une diversité de sens née de la construction syntaxique. Ainsi, le verbe anglais to take, « prendre », peut dire son contraire dans l’expression to take to, « prendre [pour donner] à ». Par conséquent, « les notions de ‘donner’ et ‘prendre’ sont ainsi liées dans la préhistoire indo-européenne [4] ».

Ce qui est vrai de la donation l’est aussi de la réception : elle est aussi liée à « prendre ». Par exemple, le gotique niman a donné l’allemand nehmen, « prendre » ; mais la racine grecque némô renvoie à « recevoir ». Comment le comprendre ? En fait, par le passage par une signification technique relevant de la question juridique de l’héritage ; dès lors, « niman signifie ‘prendre au sens de ‘recevoir légalement’ [5] », doù le recouvrement entre recevoir et prendre. Or, la prise, comme l’obligation, s’oppose au désintéressement. Une nouvelle fois, Benvéniste déconstruit la gratuité du don.

 

  1. Il est déjà intéressant de noter que la conclusion de Benvéniste est nuancée, puisque la première citation commence ainsi : « Ce n’est pas seulement un présent, un don désintéressé ».

Par ailleurs, une telle déconstruction invite à déniaiser non pas l’essence, ni même la possibilité du don désintéressé, mais ses conditions d’exercice en condition blessée. À l’instar de l’amitié (dont Aristote montrait qu’elle peut se dégrader en utilitarisme) ou de la vertu (dont le même Stagirite disait qu’on peut mésuser), le meilleur qu’est le don (et son corrélatif, la réception) n’est pas ambivalent, mais peut être perverti par la violence narcissique de l’être humain ou brouillé, confondu avec la dette. D’ailleurs, ces recouvrements – entre le sens de donner, prendre et recevoir – valent pour « la préhistoire indo-européenne ». Mais les civilisations ont aussi globalement progressé dans leur sens de l’homme, de la liberté, de l’amour – ce qui ne signifie pas que chaque homme fait de même.

Pascal Ide

[1] Émile Benvéniste, « Don et échange dans le vocabulaire indo-européen », L’Année sociologique, 3 (1951), p. 7-21 : Problèmes de linguistique générale, I, coll. « Tel », Paris, Gallimard, 1966, p. 315-326 ; Le vocabulaire des institutions européennes. Tome 1. Économie, parenté, société, coll. « Le sens commun », Paris, Minuit, 2 tomes, 1969, tome 1, L. 1, section 2 : « Donner et prendre », en particulier, les chap. 5 : « Don et échange », p. 65-79 et chap. 6 : « Donner, prendre et recevoir », p. 81-86. Nous prendrons en compte son étude sur « Philos » (Le vocabulaire des institutions européennes. Tome 1. Économie, parenté, société, L. 3, chap. 4, p. 335-353).

[2] « Don et échange… », p. 69. Souligné dans le texte.

[3] Ibid., p. 76.

[4] « Donner, prendre et recevoir », p. 82.

[5] « Donner, prendre et recevoir », p. 85.

6.11.2025
 

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