En cette fête de la Toussaint, saint John Henry Newman est déclaré Docteur de l’Église. Belle occasion de nous demander comment l’illustre converti conçoit (et vit) la sainteté. Selon une route souvent arpentée dans ces homélies, posons-nous successivement trois questions : pourquoi ? qu’est-ce que c’est ? comment ?
- D’abord et avant tout, la sainteté n’est pas facultative, mais nécessaire. Ce n’est pas par hasard si Newman a souhaité ouvrir les huit volumes de ses Sermons paroissiaux par un sermon intitulé significativement : « De la sainteté nécessaire à la bénédiction [béatitude] future » [1]. Il y commente une parole de l’Épître aux Hébreux qui dit tout : « La sanctification sans laquelle personne ne verra le Seigneur » (He 12,14).
Double est la raison de cette nécessaire sainteté. Du côté de Dieu, elle est la raison d’être même de l’Incarnation. Nous connaissons la parole de saint Athanase : « Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu » qui est le seul saint. « On nous dit et on nous répète que la sanctification des créatures pécheresses est la grande idée qui poussa notre Seigneur à adopter notre nature [2] ».
Du côté de l’homme, elle est la condition même pour voir Dieu : « L’histoire tout entière de la Rédemption, le pacte de miséricorde […] prouvent que la sainteté est nécessaire au salut [3] ». Et Newman de s’opposer aussitôt une objection d’une étonnante actualité : « Pourquoi la sainteté est-elle requise ? […] L’homme, c’est reconnu, est faible et corrompu ». Alors, « pourquoi lui demande-t-on d’être si religieux, si détaché de la terre ? […] Sa nature étant ce qu’elle est, Dieu ne serait-il pas plus miséricordieux s’il le sauvait sans demander cette sainteté si difficile à acquérir [4] » ?
Newman, qui note que l’on peut « poser la question avec respect », a cette réponse surprenante : « Si quelqu’un entrait au ciel sans la sainteté, il n’y serait pas heureux [5] ». Nous l’attendons sur un plan moral, celui de l’agir, et il répond au plan ontologique, celui de l’être. Comment ne pas entendre l’évangile de ce jour qui commence par cette parole (qui est aussi la première parole publique prononcée par le Christ) : « Bienheureux » (Mt 5,3), qu’il répètera à pas moins de neuf reprises. Newman écarte une fausse représentation de l’entrée au Ciel comme le simple prolongement de notre vie sur Terre : « Nous croyons pouvoir nous réconcilier avec Dieu n’importe quand, à notre gré, comme si rien d’autre n’était exigé des hommes qu’un moment d’attention exceptionnelle à leurs devoirs religieux, quelque respect à leurs derniers instants pour les services de l’Église, comme les hommes d’affaires mettent en ordre leurs lettres et leurs papiers avant de partir en voyage ou d’établir un bilan ». Mais il n’en est pas ainsi : « Ici-bas, chacun peut faire ce qui lui plaît, là-haut il doit faire ce qui plaît à Dieu. Il serait présomptueux de vouloir définir les activités que, dans la vie éternelle, les hommes de bien exerceront en présence de Dieu ». Mais, ce qui est sûr, c’est que « cette vie se passera dans la présence de Dieu [6] ». C’est ce qu’affirme le livre de la Bible qui parle le plus de la vie éternelle : « Ils [les saints] sont devant le trône de Dieu, le servant jour et nuit dans son temple » (Ap 5,15). Par conséquent, dans l’autre sens : « Si nous voulions imaginer une punition pour une âme mauvaise […], peut-être n’y en a-t-il pas de plus grande que de la faire venir au ciel. Le ciel serait l’enfer pour un être sans religion [7] ». Lewis osait dire que l’enfer est une invention de la miséricorde divine pour celui qui ne supporte pas Dieu…
- Si la sainteté est donc la condition de notre entrée au Ciel, en quoi consiste-t-elle?
La sainteté n’est pas la perfection morale. En effet, même les plus grands saints ont eu des défauts :
« Ce n’est pas seulement chez ceux qui viennent de se convertir […] qu’existe cette grande distance entre l’intention et l’acte [l’exécution] […]. Même les saints les plus éprouvés [matured, littéralement : « mûrs »], ceux qui ont été le mieux imprégnés de la puissance et de la plénitude de l’Esprit du Christ […], ont certainement montré, j’en suis persuadé, des incohérences [inconsistencies] susceptibles de surprendre et de choquer leurs plus ardents disciples. […] Les meilleures des hommes sont inconséquents ; grands un moment, ils sont petits le suivant ; ils sont fermes et puis tombent [8] ».
Donc, loin de tout pélagianisme, Newman affirme que la sainteté est d’abord le don même de Dieu : « La sainteté est véritablement la caractéristique de ce don que l’Esprit Saint dispense aujourd’hui [9] ».
Pour autant, symétriquement, loin de tout quiétisme, Newman ajoute que la sainteté est exigeante. « De même que le Christ a son travail, nous aussi avons le nôtre [10] ». Non que nous soyons la source. L’Esprit-Saint a semé son germe de vie divine en nous. Mais il nous demande de l’arroser et de le faire croître. Ainsi, les actes, ce que Newman appelle « les bonnes œuvres », « sont requises », « parce qu’elles sont les moyens, par la grâce divine, de consolider et de faire éclore le principe de sainteté que Dieu plante en nos cœurs [11] ». Concrètement, « plus nous ferons d’actes de charité, de sacrifice, de patience, plus nous nous habituerons à vivre dans un esprit de charité, de sacrifice, de patience [12] ».
La conséquence en est que celui qui désire vivre la sainteté doit s’attendre à susciter l’incompréhension dans son entourage : « Plus un homme est saint, moins il est compris par les hommes du monde. […] Ils le mépriseront et le détesteront. C’est bien ce qui est arrivé à notre Seigneur [13] ».
- Comment devenir saint ?
Tout se résume en deux paroles d’un pasteur évangélique, Thomas Scott, dont Newman résume ainsi l’enseignement : « La sainteté plutôt que la paix » ou « La sainteté avant [before] la paix » ; « La croissance est l’unique preuve de la vie [Growth the only evidence of life] [14] ».
« La sainteté plutôt que la paix », entendez la tranquillité ou le confort. Notre Saint observe en effet : « Ceux qui font du réconfort le sujet de leur prédication semblent se tromper quant à l’objectif de leur ministère. C’est la sainteté qui est le grand objectif [15] ». Ce que Newman va prêcher, et avec quelle exigence, pendant une vingtaine d’années, mais aussi avec un réel succès, puisqu’il deviendra le prédicateur le plus couru d’Angleterre, il se l’est d’abord appliqué à lui-même. De fait, lors de son ordination diaconale, en 1824, deux ans avant le Sermon que nous avons cité au début, il écrit cette prière dans son journal intime : « Seigneur, je ne demande pas le réconfort [comfort], mais plutôt la sanctification [16] ».
« La croissance est l’unique preuve de la vie ». On peut lui joindre une autre phrase centrale de la spiritualité newmanienne : « Ici-bas, vivre, c’est changer ; être parfait, c’est avoir changé souvent [17] ». En effet, en multipliant les actes, comme nous le disions, nous nous entraînons et, à notre insu, nous nous transformons : « Les actes extérieurs accomplis par principe créent des habitudes intérieures [inward habits] ». Et, dans une autre homélie : Si nous nous efforcions d’obéir en toutes choses à la volonté divine, cela nous permettrait d’entraîner vraiment notre cœur pour qu’il puisse atteindre la plénitude des dispositions chrétiennes [18] ». Ce grand observateur de la nature humaine qu’est Newman redécouvre la doctrine pleine d’espérance de la vertu transformante.
- Newman parle souvent de « la beauté de la sainteté [the beauty of holiness] », expression qu’il a trouvée dans la King James Bible [19]. Cette beauté s’ébauche dans la nature :
« En dépit de ce monde universel que nous voyons, il y a un autre monde, tout aussi vaste et tout aussi proche, et beaucoup plus merveilleux […]. Méditons sur ce point, mes frères, surtout en ce printemps, quand la nature tout entière est si riche et si belle. Une fois par an seulement, mais au moins une fois, le monde visible dévoile ses forces cachées et d’une certaine manière se manifeste. […] Ainsi en est-il du printemps de l’éternité, que tous les chrétiens attendent [20] ».
Le saint Docteur de la conscience et saint patron des études est si épris par cette beauté de la sainteté qu’il contemple en Dieu, qu’il lui a adressé cette prière bouleversante :
« Mon Seigneur, je crois, je sais, je sens que Tu es le Bien suprême. Et, en disant cela, j’entends non seulement que Tu es la Bonté et la Bienveillance suprêmes, mais que Tu es la Beauté souveraine et transcendante. […] Et donc, mon cher Seigneur, puisque je perçois en Toi une si grande beauté, je T’aime et désire T’aimer de plus en plus. […] Et je préférerais tout perdre plutôt que de Te perdre. Car Tu es, ô mon Seigneur, mon suprême et unique Seigneur et amour [21] ».
Pascal Ide
[1] John Henry Newman, « Holiness Necessary for Future Blessedness » : « De la sainteté indispensable au bonheur éternel », trad. Claude Lacassagne, Sermons paroissiaux. I. La vie chrétienne, éd. Pierre Gauthier, Paris, le Cerf, 1993, p. 25-35. Tous les soulignements sont de l’auteur.
[2] Ibid., p. 26.
[3] Ibid., p. 26.
[4] Ibid., p. 26-27.
[5] Ibid., p. 27.
[6] Ibid., p. 28.
[7] Ibid., p. 30.
[8] Id., « Promettre sans accomplir », trad. Vincent Hepp, Sermons paroissiaux. I. La vie chrétienne, 13, p. 181-182. Trad. modifiée.
[9] Id., « Le don de l’Esprit », trad. Maurice et Simone Montabrut, Sermons paroissiaux. III. La grâce chrétienne, 18, 1995, p. 226.
[10] Id., « God’s Will the End of Life », Discourses Addressed to Mixed Congregations, London, Longmans, Green & Co., 1849, p. 111.
[11] Id., « De la sainteté indispensable au bonheur éternel », p. 31.
[12] Ibid.
[13] Id., « Le Christ caché au monde », trad. Marie-Bernard Duvignau et Pierre Poque, Sermons paroissiaux. IV. Le paradoxe chrétien, 16, 1996, p. 216.
[14] Id., Apologia pro vita sua, trad. L. Michelin-Delimoges, revue par Michel Durand et Paul Veyriras, Paris, Ad Solem, 2003, p. 124.
[15] Id., Autobiographical Writings, New York, Sheed & Ward, 1956, p. 172.
[16] Ibid., p. 200.
[17] Id., Essai sur le développement de la doctrine chrétienne, 1845, trad. Luce Gérard, coll. « L’Église en son temps », Paris, Le Centurion, 1964, p. 83. Trad. modifiée.
[18] Id., « Un seul remède contre l’incertitude religieuse : obéir », trad. Michel Durand, Sermons paroissiaux. I. La vie chrétienne, 18, p. 240.
[19] Cf. Keith Beaumont, « Esthétique et sainteté : le thème de ‘la beauté de la sainteté’ », Études newmaniennes, 27 (2011) Newman et la sainteté, p. 153-168.
[20] John Henry Newman, « Le monde invisible », trad. Claude Lacassagne, Sermons paroissiaux. IV. Le paradoxe chrétien, 14, p. 180-186.
[21] Id., Méditations sur la doctrine chrétienne, trad. Gérard Joulié, Paris, Ad Solem, 2000, p. 56-57.