Chapitre 2
Le symbole de Nicée dans la vie des croyants. « Nous croyons comme nous baptisons ; et nous prions comme nous croyons »
Ce deuxième chapitre considère la foi de Nicée en perspective liturgique. Plus précisément, elle montre combien, dans la vie de l’Église, la foi vécue précède la foi réfléchie, autrement dit, l’action (au sens blondélien) précède la pensée noétique (toujours au sens blondélien). Ce faisant, et c’est un apport original de document, sont réconciliée deux disciplines trop souvent séparées, théologie pratique et théologie dogmatique. Après une introduction qui notifie cette nouvelle perspective, le document parcourt les différents actes de la vie chrétienne :
1) La liturgie
- a) En général (1)
- b) La confession de foi au cœur de la messe (2)
2) L’enseignement (3)
3) La prière
- a) La prière en général (4)
- b) La prière particulière qu’est l’hymne (5)
0) Introduction [Prélude : la foi confessée dans la foi vécue]
1) Objet
- La foi professée à Nicée a un riche contenu dogmatique qui a été déterminant pour l’établissement de la doctrine chrétienne. Cependant, l’enjeu de cette doctrine était et demeure de nourrir et guider la vie du croyant. En ce sens, il est possible de mettre en lumière un véritable trésor spirituel du Concile de Nicée et de son Symbole, une « source d’eau vive » à laquelle l’Église est appelée à puiser aujourd’hui et toujours. C’est pour protéger l’accès à cette eau vive que saint Antoine accepta de quitter son ermitage pour aller témoigner contre les ariens à Alexandrie [64]. Ce trésor se dévoile directement dans la manière dont la foi de Nicée naît de lalex orandiet a nourri celle-ci [65]. D’ailleurs, les synodes ne se proposaient jamais de limiter leurs débats au domaine spéculatif des énoncés de foi. Au contraire, les participants de ces synodes avaient à cœur d’échanger sur la totalité de la vie ecclésiale, sur la meilleure manière de s’imprégner au quotidien des vérités de foi et de les pratiquer et, inversement, de régler leur enseignement sur l’orthopraxie liturgique, sacramentelle, et même éthique [66]. Les évêques, en somme, emmenaient spirituellement avec eux dans les conciles les membres du corps de l’Église, avec lesquels ils partageaient la vie de foi et de prière, et avec lesquels ils chantaient la louange et la gloire du Père, et du Fils et du Saint-Esprit, un seul Dieu.
2) Plan
Ainsi, pour saisir la portée spirituelle et théologale du dogme de Nicée, il convient d’explorer sa réception dans la pratique liturgique et sacramentelle, la catéchèse et la prédication, la prière et les hymnes du IVe siècle.
[1. Baptême et foi trinitaire]
La Sainte Trinité – notamment la divinité du Christ – fut célébrée, donc vécue, avant d’être affirmée dogmatiquement. Précisément, la célébration contient les deux pôles de la foi : le pôle objectif de la fides quæ ou contenu et le pôle subjectif de la fides qua ou confiance.
1) Le contenu de la foi
Le baptême affirme la divinité du Christ.
a) Antériorité du baptême sur la confession de foi
- Avant même que ladoctrine de la Triniténe se développe théologiquement, la foi en la Trinité était au fondement de la vie chrétienne célébrée dans le baptême. La profession de foi baptismale prononcée dans la formule sacramentelle du baptême n’exprimait pas simplement un mystère théorique mais la foi vivante qui se référait à la réalité du salut donné par Dieu, et donc à Dieu lui-même. La foi baptismale donne une « connaissance » de Dieu qui est en même temps un accès au Dieu vivant. Ainsi, l’apologiste Athénagoras assure : « Il existe […] des hommes […] qui se laissent guider uniquement par le désir de connaître le vrai Dieu et son Verbe, de savoir ce qu’est l’unité du Fils avec le Père, ce qu’est la communion du Père avec le Fils, ce qu’est l’Esprit, ce que sont l’union et la distinction des trois personnes ainsi confondues, l’Esprit, le Fils et le Père. »
b) Voire, inversion : c’est le baptême qui fonde la foi
- C’est pourquoi la formule baptismale, dans laquelle le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont placés sur un pied d’égalité, constitue l’argument central contre Arius et ses disciples, bien plus que le recours à un raisonnement théologique. C’est le cas aussi bien chez Ambroise [68]et Hilaire [69]que chez Basile de Césarée, Grégoire de Nysse ou Éphrem le Syrien [70]. De même, Athanase insiste : le Fils n’est pas nommé dans la formule baptismale parce que le Père ne suffit pas, ni simplement par hasard, mais parce que :
« Il est le Verbe de Dieu et sa propre Sagesse et, qu’étant son rayonnement (apaugasma), il est toujours avec le Père. Pour cette raison, quand le Père dispense la grâce, il ne peut la donner qu’en son Fils, car le Fils est dans le Père comme le rayonnement de la lumière ; […] Celui que le Père baptise, le Fils le baptise aussi, et celui que le Fils baptise est sanctifié dans l’Esprit Saint » [71].
2) La réponse confiance de la foi
- Cela dit, pour Athanase et les Pères Cappadociens, il ne s’agit pas simplement de prononcer la formule trinitaire, mais le baptême suppose la foi en la divinité de Jésus-Christ. Ainsi, l’enseignement de la foi droite est nécessaire et fait partie de la pratique conforme du baptême. Athanase cite comme fondement la formulation du précepte en Mt 28,19 : « Allez… enseignez… et baptisez » [72]. C’est pourquoi Athanase – tout comme Basile et Grégoire de Nysse [73]– nient toute efficacité au baptême arien, car ceux qui considèrent le Fils comme une créature n’ontpas une juste conception de Dieu le Père : celui qui ne reconnaît pas le Fils ne comprend pas non plus le Père et ne « possède » pas le Père, car le Père n’a jamais commencé à être Père [74].
[2. Le Symbole de Nicée comme confession de foi]
Le titre dit la thèse : le Symbole de Nicée est une confession de foi.
1) Preuve
a) Principe
- Non seulement la confession de foi nicéenne est l’expression de la foi baptismale mais il se peut qu’elle provienne directement d’un symbole baptismal de l’Église de Césarée en Palestine (si on prête foi à ce que dit Eusèbe [75]). Trois ajouts auraient été faits : «…c’est-à-dire de la substance du Père », « engendré, non pas créé », et « consubstantiel au Père (homoousios) ». De cette manière, il est établi avec une bouleversante clarté que celui qui « a pris chair pour nous les hommes… et a souffert »est Dieu, homoousion tō Patri. Pourtant, tout en étant « dela substance du Père » (ek tēs ousias tou Patros), il est distinct du Père en tant qu’il est son Fils. Par lui, qui « s’est fait homme pour notre salut », nous savons ce que signifie le fait que le Dieu trinitaire « est amour » (1 Jn 4,16). Ces ajouts sont essentiels et marquent l’originalité propre et l’apport déterminant de Nicée, mais il convient en même temps de souligner sans cesse que le Symbole en tant que symbole de foi s’enracine originellement dans le cadre liturgique, qui est son milieu vital et donc le cadre où il prend tout son sens. Il ne s’agit certainement pas d’un exposé théorique mais d’un acte de la célébration baptismale, qui s’enrichit du reste de la liturgie et l’éclaire à son tour. Nos contemporains peuvent parfois avoir l’impression que le credo est un exposé très théorique parce qu’ils en ignorent l’enracinement liturgique et baptismal.
b) Application
Le symbole de Nicée est considérée comme une confession de foi et non pas une interprétation ou une définition théologique. Autrement dit, c’est un acte performatif avant d’être un acte seulement informatif.
- Dans ce sens, la foi de Nicée reste et demeure un «symbolon »(« ekthesis », « pistis »), c’est-à-dire une confession de foi. Elle peut se distinguer d’une interprétation ou d’une définition théologique technique plus précise visant à protéger la foi (« oros », « definitio »), comme l’a par exemple proposée le concile de Chalcédoine. En tant que symbole, la Confession de Nicée est une formulation positive et une explicitation de la foi biblique [76]. Elle ne prétend pas être une nouvelle définition, mais bien une évocation de la foi des apôtres : « Cette foi, le Christ l’a donnée, les apôtres l’ont annoncée, les Pères de toute notre Oikoumenēréunis à Nicée l’ont transmise (paradosis). [77] »
2) Confirmations
a) Historique : les conciles suivants
- De même, c’est en raison de son statut de confession de foi et précisément de la foi apostolique, et non en tant que définition ou enseignement, que le symbole de Nicée est considéré dans la période suivante (au moins jusqu’à la fin du Vesiècle) commela preuve décisive de l’orthodoxie [78]. C’est pourquoi il est utilisé comme texte de base lors des conciles suivants. Ainsi, Éphèse et Chalcédoine se veulent être l’interprétation du Symbole nicéen : ils soulignent leur accord avec Nicée et s’opposent aux prises de positions dissidentes vis-à-vis de Nicée.
b) Synchronique
1’) Le « nous »
Lorsque la Confession de foi de Nicée-Constantinople a été lue au concile de Chalcédoine, les évêques réunis se sont exclamés : « Voici notre foi. C’est dans celle-ci que nous avons été baptisés, c’est dans celle-ci que nous baptisons ! Le pape Léon croit ainsi, Cyrille croyait ainsi. » Notons que la profession de foi peut être exprimée au singulier – « je crois » – mais qu’elle est souvent au pluriel : « nous croyons » ; de même, la prière du Seigneur est au pluriel : « Notre Père… ». Ma foi radicalement personnelle et singulière s’inscrit tout aussi radicalement dans celle de l’Église, comme communauté de foi. Le symbole de Nicée et l’original grec du symbole de Nicée-Constantinople s’ouvrent par le pluriel « nous croyons », « pour témoigner que dans ce “Nousˮ, toutes les Églises étaient en communion, et que tous les chrétiens professaient la même foi. »
2’) La valeur normative
Le Symbole de Nicée devient la norme de la foi chrétienne droite.
- Comme nous l’avons évoqué dans le chapitre précédent, jusqu’à aujourd’hui, « Nicée » – « la confession de foi des 318 pères orthodoxes [81]» – est considéré dans les Églises orientales commele concile par excellence, c’est-à-dire non pas comme « un concile parmi d’autres », ni même comme « le premier d’une série », mais comme la norme de la foi chrétienne droite. Les « 318 Pères » sont explicitement mentionnés dans la liturgie de Jérusalem. En outre, dans les Églises orientales, contrairement aux Églises Occidentales, Nicée a également reçu sa propre commémoration dans le calendrier liturgique. Il convient de noter que les questions disciplinaires traitées à Nicée reçoivent dès le début une pondération différente de celle de la confession de foi. Alors que les décisions majoritaires sont possibles pour les questions disciplinaires, c’est la tradition apostolique qui est déterminante pour les questions de foi : « En ce qui concerne la date de Pâques, les Pères ont écrit : “Il a été décidéˮ. En ce qui concerne la foi, ils n’ont pas écrit : “Il a été décidéˮ, mais : “Ainsi croit l’Église catholique !ˮ [82] ».
[3. Approfondissement dans les prédications et les catéchèses]
Un deuxième lieu de la foi confessée qui est normative de la foi pensée est la prédication catéchétique.
1) Principe : l’importance de l’approfondissement catéchétique
a) En général
- Les Pères d’Orient et d’Occident ne se contentaient pas d’argumenter à l’aide de traités théologiques, mais clarifiaient également la foi nicéenne dans des prédications destinées au peuple, afin de prémunir les fidèles contre les interprétations erronées, généralement désignées par le terme « arien » – même si les « homoïens » d’Occident à l’époque d’Augustin se distinguaient fortement des « néo-ariens » d’Orient dans leur argumentation. La conception théologique selon laquelle le Fils n’est pas « vrai Dieu du vrai Dieu », mais seulement la créature la plus éminente du Père et qu’il n’est pas coéternel avec lui, a été reconnue par les Pères comme une menace persistante, et combattue, même indépendamment d’adversaires concrets. Le prologue de l’évangile de Jean offrait justement l’occasion d’expliquer la relation entre le Père et le Fils, ou entre « Dieu » et sa « Parole », conformément à la confession de Nicée [83]. Chromace d’Aquilée (ordonné évêque en 387/388, mort en 407), par exemple, transmet à ses fidèles la foi nicéenne sans utiliser de terminologie technique [84]. Même les Pères de l’Église qui nourrissent un scepticisme de principe à l’égard des « débats théologiques », prennent une position très claire contre « l’impiété arienne » (« asebeia», « impietas») : les Ariens ne comprennent pas « l’engendrement éternel du Fils », ni « l’égalité-éternité originelle » du Père et du Fils [85]. Ils se trompent même de monothéisme en acceptant une deuxième divinité subordonnée. Leur culte est donc perverti et erroné.
b) En particulier chez quelques Pères
- Ainsi, dans ses catéchèses, Jean Chrysostome explique la foi baptismale qui avait été valablement formulée à Nicée [86], et distingue la foi droite non seulement de la doctrine homéenne, mais aussi de la doctrine sabellienne : les chrétiens croient en Dieu comme « une essence, trois hypostases ». Augustin argumente de manière similaire dans les instructions aux candidats au baptême [87].
L’Oratio catechetica magna de Grégoire de Nysse, dont les parties les plus volumineuses sont consacrées au Verbe de Dieu éternel et incarné, peut être considérée comme le chef-d’œuvre d’une catéchèse manifestement destinée à ceux qui devraient la relayer, à savoir des évêques et des catéchistes. Le thème n’est pas seulement la relation entre le Fils-Parole et le Père (chap. 1.3.4), mais aussi la signification de l’incarnation en tant qu’action rédemptrice (chap. 5). Grégoire veut faire comprendre que la naissance et la mort ne sont pas quelque chose d’indigne de Dieu ou d’incompatible avec sa perfection (chap. 9 et 10), et explique l’incarnation par le motif de l’amour de Dieu pour les hommes. Mais il insiste surtout sur le fait que le baptême chrétien est accompli dans la « Trinité incréée », c’est-à-dire dans les trois Personnes coéternelles. Ce n’est qu’ainsi que le baptême confère la vie éternelle et immortelle : « En effet, celui qui s’assujettit à un être créé place, sans en avoir conscience, son espoir de salut dans cet être et non dans la divinité. »
2) Application à la problématique : la foi de Nicée est existentielle avant d’être théorique
- Le cœur du débat est bien une question existentielle plus qu’un problème théorique : le baptême est-il lié à « l’instauration dans la filiation » (Basile), au « commencement de la vie éternelle » (Grégoire de Nysse), au « salut du péché et de la mort » (Ambroise [89]) ? Cela n’est possible que si le Fils (et le Saint-Esprit)est Dieu.Ce n’est que lorsque Dieu lui-même devient « l’un de nous » qu’il existe une possibilité réelle pour l’homme de participer à la vie de la Trinité, c’est-à-dire d’être « divinisé ».
[4. Prière au Fils et doxologies]
Un troisième lieu de la foi agie avant d’être pensée théologiquement est la prière personnelle (et non plus liturgique qui a été développée dans les deux premières parties). En effet, loin d’être étrangère à la foi de Nicée, la prière adressée au Fils est un nouvel argument anti-arien.
1) Thèse
- La foi de Nicée sert de règle à la prière personnelle et liturgique [90]et ces dernières sont marquées par Nicée. Bien que l’« invocation du nom du Seigneur (Jésus) » soit déjà attestée dans les écrits du Nouveau Testament [91]et que, surtout, les hymnes au Christ [92] témoignent de l’offrande de louange et d’adoration, la prière au Fils devient un lieu de controverse dans la crise arienne.
2) Objection à cette thèse
a) Exposé des arguments pro-ariens
Soit dit en passant contre les lectures politiques de l’Église : combien plus l’opposition entre pro-ariens et anti-ariens a structuré les combats internes à l’Église pendant des siècles.
1’) Premier argument
- Se réclamant de certains textes d’Origène [93], des ariens du IVesiècle, mais aussi des adeptes d’Origène des Veet VIIesiècles, s’opposent notamment à la prière liturgique au Fils. Les ariens avaient intérêt à mettre en avant les passages de l’Écriture qui montrent Jésus lui-même en prière, afin de souligner son infériorité par rapport au Père. En combinaison avec la conception (apollinariste), également répandue chez les ariens, selon laquelle le Logos prend la place de l’âme de Jésus, la subordination du Logos au Père semblait ainsi prouvée. Pour eux la prière adressée au Fils était donc inappropriée.
2’) Deuxième argument
En faveur de leur point de vue, les ariens argumentaient en utilisant la formulation traditionnelle de la doxologie, qui revêt une grande importance, notamment dans les liturgies orientales : « Gloire et adoration au Père par (dia / per) le Fils dans (en / in) l’Esprit Saint. [94] » La différence des prépositions a été invoquée comme preuve d’une différence essentielle des personnes. Les ariens cherchaient à recourir à la liturgie – reconnue comme instance de témoignage de la foi de l’Église – afin de prouver ce qu’ils considéraient ainsi comme théologiquement justifié.
b) Solution des objections
1’) Au premier argument
- En revanche, les défenseurs de Nicée ont affirmé que lapratique de la prièredevait correspondre à la foi, mais que celle-ci correspondait à son tour au baptême. Or, la formule du baptême manifeste l’égalité de dignité du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Il en résulte que la prière – qu’elle soit personnelle ou liturgique – peut et doit également s’adresser au Fils.
2’) Au deuxième argument
Bien qu’ils n’aient pas rejeté l’ancienne formule de la doxologie, mais défendu son sens orthodoxe [95], ils ont préféré d’autres formulations et prépositions : « tō Patri, kai…kai », « tō Patri, dia… sun », qui sont également attestées dans la tradition biblique et liturgique [96]. Basile se réfère ainsi, entre autres, à la très ancienne hymne « Phōs hilăron » (peut-être du IIe siècle), dans lequel le Père, le Fils et l’Esprit sont l’objet d’un chant d’adoration [97].
3) Détermination
a) Première raison
- Le principe : « Nous devons croire comme nous sommes baptisés, et donc adorer comme le baptême le permet ! [98]» s’applique également à la prièrepersonnelle. L’invocation de Jésus – telle qu’elle a été pratiquée sous des formes de prière à Jésus, surtout dans les milieux monastiques – est explicitement justifiée par l’invocation de l’« homoousios tō Patri ». « Quand nous disons “Jésusˮ, explique Chenouté, un père copte du Ve s., la très sainte Trinité est également nommée ». Lorsque le Fils incarné est invoqué, il n’est pas invoqué séparément du Père et du Saint-Esprit. Celui qui ne veut pas prier Jésus suit la « nouvelle impiété » ; il ne comprend rien à la Trinité, il ne comprend rien non plus à « Jésus [99] ». La manière dont quelqu’un prie montre ce qu’il croit.
b) Deuxième raison
- La justesse dans la prière possède un enjeu sotériologique. C’est Grégoire de Nysse qui lance ici l’avertissement le plus percutant : l’espérance du croyant est plus qu’une morale au sens actuel du terme, mais elle s’exprime aussi dans la prière. L’espérance est tournée vers la divinisation opérée par Dieu : si « la première grande espérance n’est plus présente chez ceux qui se laissent entraîner dans une erreur de doctrine », cela a pour conséquence « qu’il n’y avait aucun avantage à se comporter correctement à l’aide des commandements ». Et Grégoire poursuit :
« Nous sommes donc baptisés comme nous l’avons reçu, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ; nous croyons comme nous sommes baptisés ; il convient en effet que la foi soit en accord avec la confession ; nous glorifions comme nous croyons, car il n’est pas naturel que la gloire combatte la foi. Mais ce en quoi nous croyons, cela aussi nous le glorifions. Aussi, puisque la foi est dans le Père, le Fils et le Saint-Esprit, que la foi, la gloire et le baptême se tiennent mutuellement, à cause de cela, on ne distingue pas non plus la gloire du Père, du Fils et du Saint-Esprit » [100].
c) Confirmation : la doxologie trinitaire
- L’adjonction de la doxologie trinitaire à la fin de chaque psaume, dont l’ordre est attribué au pape Damase (mort en 384 après J.-C.), peut être comprise dans cette ligne. Cassiodore remarque que toutes les hérésies sont ainsi réduites à néant :
« À tous les psaumes et cantiques, la mère Église ajoute la louange de la Trinité. Elle rend hommage à Celui de qui viennent ces paroles, et coupe ainsi l’herbe sous le pied des hérésies de Sabellius, Arius, Mani et autres » [101].
C’est notamment le cas de l’ajout « sicut erat in principio… », qui a été compris comme une profession de foi anti-arienne sans équivoque [102].
[5. La théologie dans les hymnes]
Ce qui est vrai des prières en général l’est en particulier de cette forme particulière qu’est l’hymne au Christ dans les prières trinitaires.
1) En général
- Les hymnes, enfin, sont un lieu d’expression de la foi de Nicée qui a trouvé place dans la vie du croyant, et qui a été informée par Nicée. Ainsi de nombreuses hymnes se terminent par la doxologie trinitaire. D’ailleurs, la confrontation avec l’hérésie arienne a joué un rôle important dans le développement de la poésie chrétienne. C’est d’abord en Orient qu’ont été composés des hymnes et des chants [103], qui voulaient répondre aux poèmes de propagande des groupes hétérodoxes. Quant à l’Occident, on peut même dire que sa contribution théologique la plus importante au IVesiècle a été la composition d’hymnes.
2) En particulier
a) Les hymnes en Orient
- Outre Jean Chrysostome, c’est surtout Éphrem le Syrien (306-373) qui, dans sa poésie théologique (qui a marqué après toute la littérature syriaque classique) et notamment dans les hymnesDe fideet De nativitate, a chanté le mystère du Christ : le Christ est Dieu, malgré la faiblesse de sa nature humaine ; la kénose du Christ n’est un si grand miracle que pour le motif qu’il est Dieu et qu’il reste Dieu dans ce dépouillement [104]. C’est avec une profonde piété qu’Éphrem décrit les relations intra-trinitaires : le Fils est dans le Père « avant tous les temps », il est « égal au Père et pourtant distinct de lui. [105] » Il utilise volontiers l’image du soleil, de sa lumière et de sa chaleur, qui sont liés dans l’unité [106]. Il ne cesse de faire référence aux trois « noms » auxquels correspond la réalité divine et dans lesquels « consistent notre baptême et notre justification. [107] » Tout cela, il le fait en explicitant bien le contexte de la foi nicéenne puisqu’il cite « le glorieux synode », en faisant clairement référence à Nicée [108].D’autres théologiens-poètes syriaques du Ve siècle, comme Isaac d’Antioche et Mar Balaï, ont composé des sermons et des chants métriques s’adressant au Christ lui-même, le glorifiant explicitement avec des attributs divins : « Louange à Lui [Jésus-Christ] et à Son Père et gloire au Saint-Esprit » – « Louange à Lui, le Très-Haut, qui est venu nous racheter, louange à Lui, le Tout-Puissant, dont un mouvement de tête décide du monde. [109] »
b) Les hymnes en Occident
1’) Saint Hilaire
- Hilaire a appris le chant des hymnes pendant son exil et l’a introduit en Gaule ; Ambroise confesse également avoir adopté la « coutume de l’Orient », lors des conflits ardus avec les ariens à Milan en 386-87. Le Fils est « toujours Fils, comme le Père est toujours Père. Sinon, comment lePèrepourrait-il porter ce nom s’il n’avait pas de Fils ? », souligne Hilaire dans l’hymne Ante saecula qui manens où il déploie la « double naissance du Fils, qui est né du Père, pour le Père qui ne connaît pas de naissance, et né de la Vierge Marie, pour le monde ».
2’) Saint Ambroise
- Contrairement aux hymnes hautement théologiques d’Hilaire, qui n’ont guère trouvé leur place dans la liturgie, les hymnes d’Ambroise sont rapidement devenues célèbres partout et ont puissamment encouragé la foi, selon la visée qu’Ambroise lui-même leur donne. Son hymne du matinSplendor paternae gloriaepourrait être considérée comme un commentaire de la Confession de Nicée. Particulièrement percutantes sont les strophes finales de certaines hymnes, qui soulignent l’égalité du Fils avec le Père : « Aequalis aeterno Patri… », ou qui s’adressent directement au Fils : « Iesu, tibi sit gloria […] cum Patre et almo Spiritu ». Dans une hymne très courte, dont Ambroise est peut-être l’auteur, la confession du Dieu unique en trois personnes est presque mise en vers comme une phrase-clé pour les fidèles : « O lux beata trinitas, et principalis unitas… ».
3’) Prudence
- Outre Ambroise, c’est surtout Prudence (Aurelius Prudentius Clemens, 348-415/25) dont les hymnes sont importantes pour la christologie. Le poète espagnol est particulièrement marqué par la vraie divinité et la vraie humanité du Rédempteur, dans lesquelles se fondenotre nouvelle création:
« Le Christ est la figure du Père, et nous sommes la figure et l’image du Christ ;
Nous sommes créés à la ressemblance du Seigneur par la bonté du Père,
Le Christ devait venir à notre ressemblance après les siècles.
Christus forma Patris, nos Christi forma et imago ;
Condimur in faciem Domini bonitate paterna
Venturo in nostram faciem post saecula Christo » [110].
Pascal Ide (pour la présentation et le plan)