Au détour d’une page, Paul Claudel propose treize « propositions » qui sont l’ébauche d’une cosmologie :
« 1. Tous les objets matériels et doués d’étendue sont le résultat d’un travail ou mouvement antérieur. […]
- Tous les êtres doués d’étendue sont le résultat dans leur forme actuelle d’un équilibre atteint avec l’ensemble des autres êtres étendus. Modifiez les conditions extérieures et le système de composition qui se traduit par un état d’immobilité provisoire fait place à un autre.
- Non seulement tout est le résultat d’un mouvement, mais tout est mouvement dans la composition la plus intime de la matière. Ce que nous appelons immobilité n’est qu’un rythme clos et contenu dans certaines limites uniformes.
- Le mouvement, ou la force, qui est le mouvement avec un sens sont donc antérieurs à l’étendue.
- L’étendue n’est donc qu’un des résultats ou une des [255] qualités de la force astreinte et limitée à certaines fins. Il en est d’elle comme de la chaleur et de la lumière.
- Même en ce monde matériel, nous avons l’expérience d’une réalité autre que l’étendue, qui est la Force. Et cependant aucun de nos sens ne peut l’atteindre directement, ni notre vision, ni le toucher, ni l’ouïe. Nous ne la connaissons que par des témoins et nous-mêmes qu’en lui fournissant le moyen de se manifester. La quantitative Force n’est pas spatiale. Il n’existe aucune proportion entre ce fil de cuivre et ce courant qui la suit, pour à des centaines de kilomètres plus loin animer un peuple de lampes et de machines diverses. Nous ne pouvons lui appliquer aucune mesure géométrique, nous ne calculons pas sa vitesse, mais seulement la résistance que telle quantité de telle substance lui offre. Il en est de même de la lumière et de la chaeur, qui n’apparaissent qu’avec la résistance qui leur est opposée, en épousant le mode même et la mesure de l’obstacle.
- Tout mouvement est soumis à un rythme de moindre et de plus grand. Ce rythme constitue un être véritable dont l’expression est la musique. C’est ainsi que 760 vibrations par exemple sont la note la. Pour une ouïe plus déliée que la nôtre elles ne seraient qu’un bruit. Elles ne sont la que parce que notre oreille les perçoit non comme successives, mais comme simultanées.
- Le mouvement assez rapide donne aux corps qu’il anime tous les caractères de l’immobilité : solidité et permanence. Une colonne d’eau tombant d’une hauteur suffisante est comme un cylindre d’acier : un boulet ne l’entamerait pas.
- L’étendue ne s’opposera pas à cette inétendue comme à son contradictoire, mais comme l’effet à la cause.
- Il n’est pas absurde de dire que l’étendue peut se trouver non pas dans, mais avec l’inétendue, [256] [que] nous parlions de ce monde lui-même en son ensemble ou des corps saints après la Résurrection, puisqu’il s’agit non pas de réalités hétérogènes et incompatibles, mais d’un côté et de l’autre de forces sous des formes diverses qui dès lors sont susceptibes d’équilibre et de quantités.
- Nos corps en ce monde naturel sont placés à l’égard des choses qui les entourent dans un état de besoin, de dépendance et de subordination. Or des corps revêtus dans leur état bienheureux des dons que leur attribue notre foi supposent nécessairement autour d’eux des conditions radicalement différentes. Nous ne subissons plus la loi, nous l’imposons : c’est le Parfait, comme il est légitime [qui] commande au moins parfait. Nous ne subissons plus les conditions de notre milieu : c’est nous qui lui imposons les nôtres.
- Où donc se trouveront nos corps ? Ils se trouveront tout entiers avec eux-mêmes, comme un triangle se trouve exclusivement et tout entier dans les rapports que chacun de ses points entretient avec tous les autres.
Mais encore, où se trouveront-ils ? dans le rapport particulier qu’ils entretiennent, indépendants de toutes les causes secondes, avec la cause première qui leur fournit communication.
- Sans la main qui s’interpose, tu ne verras point ce rayon de soleil, sans ce mot point d’écho, sans une oreille qu’il émeut, aucun son. Ainsi nos corps ressuscitent, associés aux torrents de la Face divine non spatiale, à cet ‘Essor impétueux’ de cette Source, de cette Sagesse qui est la première vie de toutes les Créatures, la traduire très véridiquement de toutes parts autour d’elle, en étendue, en lumière, en son, en saveur, en parfums, et en perceptions de toutes natures, car c’est bien elle en effet qui de toutes ces sensations est la cause, dès que l’instrument adéquat lui est founi. Mais c’est nous dorénavant qui lui imposeront notre mode et notre loi : ou bien plutôt c’est qui désor[257]mais lui ouvrirons directement l’oreille de notre âme, sans qu’elle ait besoin de se servir comme ci-bas, de ces belles et réelles figures. Où est l’esprit là est le corps, nous ne cesserons donc pas d’être, – je dis tout entiers, le corps et l’âme, avec Dieu, par le Christ, et dans le Christ avec Tout ; avec la Source ; dans la Cause et non plus dans l’Effet.
Où est la Tête, là seront les Membres, car nous ne vivrons pas dans l’autre monde dans un état de miracle, bien que surnaturel.
Ce monde est joint moins encore que par l’étendue que par la nécessité qui relie entre elles toutes les parties de cet ensemble. Mais après la mort nous n’avons plus besoin de ce monde, nous en sommes radicalement disjoints [1] ».
Chacun de ces points (dont l’on perçoit que la liste n’est pas exhaustive ni systématique, mais plutôt empirique et heuristique) mériterait un commentaire. Relevons seulement que, s’ils convergent vers une cosmologie assurément chrétienne – les quatre dernières « propositions » qui sont aussi les plus longues et concernent l’eschatologie, en l’occurrence, les corps glorieux (10-13) –, ils convoquent des références philosophiques variées : certes, aristotélicienne – l’insistance positive sur le primat du mouvement (3) et négative sur le primat du contenant sur le contenu formel, newtonien (4 et 5) – ; mais, beaucoup plus, néo-stoïcienne – « la quantitative Force [qui] n’est pas spatiale » (6), mais est « la cause » de cette étendue (9) et renvoie au pneuma dont la consistance est telle qu’elle a « tous les caractères de l’immobilité » (8) – ; néo-pythagoricienne – « rythme » (3) dont l’harmonie est musicale (7) – ; et, plus inattendu, cartésienne – en indiquant d’entrée de jeu (1) que la matière est étendue – ; taoïste (ou extrême-orientale) – l’« équilibre » de l’ensemble » (2).
Et puisque les neuf premières notes préparent manifestement les quatre dernières, comme la nature prépare la grâce (sans la déterminer), relevons quelques caractéristiques de cette cosmologie eschatologique. Celle-ci s’inscrit en continuité avec le monde actuel, puisque entre « ce monde lui-même en son ensemble » et les « corps saints après la Résurrection », il s’agit « de forces sous des formes diverses » (10) – comme si la « Force » (qu’il appelle ailleurs énergie) ébauchait ce que le corps glorieux manifestera un jour… Toutefois, l’au-delà présentera différentes nouveautés radicales.
D’abord, les corps ressuscités ne subiront plus leur environnement – « Nos corps en ce monde naturel sont […] dans un état de besoin, de dépendance et de subordination » –, mais seront libres vis-à-vis de lui : « Nous ne subissons plus les conditions de notre milieu : c’est nous qui lui imposons les nôtres » (11) ; la conséquence en sera que le corps sera totalement présent à lui-même : les corps humains « se trouveront tout entiers avec eux-mêmes » (12).
Ensuite, si les corps seront « indépendants de toutes les causes secondes », en revanche, ils seront pleinement et immédiatement connectés « avec la cause première qui leur fournit communication » (12), c’est-à-dire qui se donnera directement à eux (pour qu’ils rayonnent).
Par ailleurs, Claudel se centre sur le seul corps, parce que, « après la mort nous n’avons plus besoin de ce monde » (13. Toutes les citations ci-dessous sont tirées de ce très riche numéro), autrement dit de l’Univers (cette opinion est tout à fait discutable, d’autres mystiques passionnés par la nature, comme Olivier Messiaen, plaidant en faveur d’une permanence du cosmos que nos corps glorieux pourront visiter, émerveillés, comme de surnaturels oiseaux totalement soumis à la volotné béatifiée).
Enfin, les corps ressuscités à qui Dieu se communique directement se communiquent à leur tour par tous leurs sens : « nos corps ressuscitent, associés aux torrents de la Face divine non spatiale, à cet ‘Essor impétueux’ de cette Source, de cette Sagesse qui est la première vie de toutes les Créatures, la traduire très véridiquement de toutes parts autour d’elle, en étendue, en lumière, en son, en saveur, en parfums, et en perceptions de toutes natures ». Autrement dit, les cinq sens qui sont d’abord les fenêtres par lesquelles nous recevons toute l’infinie richesse sensible du monde sont aussi les ouvertures d’où, à son tour, le corps ruisselle sur les autres corps auquel il est uni par la Communion des Saints. Mais, loin de se réduire à de purs flux, les corps glorieux seront dotés de « belles et réelles figures ». De plus, loin d’être séparés de leur âme qui serait tout, le corps lui est intimement uni (« Où est l’esprit là est le corps »), de sorte que les trois ordres pascaliens sont très étroitement intriqués pour toujours (« nous ne cesserons donc pas d’être, – je dis tout entiers, le corps et l’âme, avec Dieu »), les propriétés divines (à commencer par la simplicité unifiante) devenant notre partage.
Aussi Claudel fait-il implicitement appel à la dynamique ternaire du don (réception, hétéro-donation, auto-donation ou appropriation). Mais celle-ci découle de la dynamique quaternaire par laquelle les corps glorieux se reçoivent de leur connexion immédiate « avec la Source » (divine ou, mieux, christique : « par le Christ, et dans le Christ ») et dont la finalité est la communion des Saints qui unit « la Tête » et « les Membres » dans l’unique Corps mystique du Christ.
Pascal Ide
[1] Paul Claudel, Œuvres complètes, tome xxviii. Commentaires et exégèses, éd. Pierre Claudel et Jacques Petit, Paris, Gallimard, 1977, p. 255-258.