Origène a établi le principe d’homonymie qui est un des fondements de l’interprétation allégorique. Voici comment il l’expose dans son opuscule L’entretien avec Héraclide [1]. Ce principe est posé pour résoudre la question de Denys : l’âme humaine est-elle le sang [2] ? L’Écriture paraît répondre par l’affirmative. Or, une telle identification poserait un problème considérable, non pas quant à la nature ontologique spirituelle de l’âme humaine, mais quant à sa vie après la mort. En effet, après la mort, le sang se trouve dans le corps ; or, le corps demeure dans le tombeau ; mais la vie bienheureuse consiste à vivre uni au Christ ; par conséquent, la doctrine de l’âme-sang interdit de concevoir le bonheur de l’homme après la mort.
Origène résout le problème en se fondant sur l’Écriture et, plus précisément, en revenant à l’origine qu’il éclaire par les textes du Nouveau Testament. Suivons la leçon de lecture, typiquement origénienne. S. Paul distingue l’homme intérieur de l’homme extérieur (cf. Rm 7,22 ; 2 Co 4,16 ; Col 3,9-10 qui est ici cité) [3]. « Il y a donc deux hommes en chacun de nous [4] ». Or, Gn 1,26 dit que l’homme fut créé à l’image de Dieu et Gn 2,7 parle de la création corporelle, physique de l’homme. Par conséquent, il existe une analogie entre les deux types d’homme et les deux créations de l’homme narrées dans les deux premiers chapitres de la Genèse : la première concerne l’homme spirituel et la seconde l’homme extérieur, corporel. Une conséquence passionnante en est qu’il existe donc non pas deux récits de la création qui se répètent sous deux angles différents (Gn 1-2,4a et Gn 2,4b au terme), mais un seul récit – hypothèse que saint Augustin retiendra dans son troisième commentaire de la Genèse et que Jean Borella propose de suivre aujourd’hui.
Et cette analogie, Origène l’appelle « homonymie » : les mêmes mots qui désignent le corps (en ses membres ou organes et en ses fonctions) corporel ou extérieur, peuvent aussi désigner le corps spirituel ou intérieur. Et il existe des correspondances entre les deux ordres. C’est ce qu’Origène montre dans le détail, proposant une description de l’homme intérieur à partir du lexique pris à l’homme physique et en se fondant à chaque fois sur l’Écriture : les organes des cinq sens : les yeux, les oreilles, l’odorat, le goût, le tact ; puis les membres : les mains, les pieds, la tête, le ventre ; enfin, les organes : les os, le cœur, les cheveux.
Appliquant ce principe d’homonymie désormais établi à la question de l’âme-sang, Origène affirme que l’expression doit s’entendre spirituellement : le sang est la « force vitale de l’âme [5] ». Autrement dit, l’âme ne s’identifie donc pas au sang matériel. Par conséquent, l’âme peut donc se détacher du corps et s’unir au Christ dès la mort.
Ajoutons que cette homonymie demande à être étendue, reprise et interprétée métaphysiquement. Il s’agit d’abord de conjurer deux réductions opposées : nominaliste qui en fait une simple correspondance langagière ; chosiste qui en ferait un mécanisme magique. Contre la lecture minimaliste, elle demande d’introduire un type de communication réelle, ontologique. Et contre la lecture maximaliste, elle invite à la déchiffrer comme un processus qui serait sémiologique (elle relèverait du signe et non pas de la cause), informationnel (elle se comprendrait comme un « se-dire » et non pas comme un « se-donner » énergétique) et pneumatique (elle serait transmise et médiatisée non point par une chose, mais par un esprit).
Pascal Ide
[1] Origène, L’entretien avec Héraclide, 15, 27 à 24, 17, introd., trad. et notes par Jean Scherer, coll. « Sources chrétiennes » n° 67, Paris, Le Cerf, 1960, p. 89-103.
[2] Cf. Ibid., 10, 16.
[3] Cf. site pascalide.fr : « L’homme intérieur selon saint Paul ».
[4] Ibid., 16, 10, p. 89.
[5] Ibid., 22, 25, p. 101.