« Le visible est la trace des pas de l’Invisible » (Léon Bloy)

Une des convictions les plus profondes (et des plus traditionnelles) de Léon Bloy est née de son expérience la plus constante, celle de la constitution onto-théo-phanique de l’univers et de nos vies : « Le visible est la trace des pas de l’Invisible [1] ». Il développe cette intuition dans une lettre à son ami Henry de Groux :

 

« Recevez donc votre âme par la contemplation des choses qui ne se voient pas. Soyez un homme de prière et vous serez un homme de paix, un homme vivant dans la paix. Dites-vous bien, je vous en supplie, que tout n’est qu’apparence, que tout n’est que symbole, même la douleur la plus déchirante. Nous sommes des dormants qui crient dans leur sommeil. Nous ne pouvons jamais savoir si telle chose qui nous afflige n’est pas le principe secret de notre joie ultérieure [2] ».

 

Voilà pourquoi, pour Bloy, les pleurs sont si sacrés : celle de Marie à La Salette [3]. Plus, celles de Dieu lui-même :

 

« Le Dieu des Larmes ! Que signifient ces deux mots et qui est ce Dieu ? Nul autre que l’Esprit Saint. C’est par lui qu’on est vivant et les larmes sont le signe de sa présence. Malheur à celui qui ne pleure pas […]. Les larmes sont tellement le don de l’Esprit Saint qu’elles ne peuvent pas couler sans que Dieu s’approche, puisqu’il a dit qu’il viendrait les essuyer lui-même de tous les yeux [Allusion à Is 25,8 repris en Ap 7,17 et 21,4 : « Le Seigneur Dieu essuiera les larmes sur tous les visages »] [4] ».

 

Le plus urgent est donc que, selon le mot fameux d’Héraclite – qui, paradoxalement, est la clé ouvrant le mythe de la caverne et tout le platonisme –, nous sortions de notre rêve pour nous éveiller à la réalité la plus réelle, celle de l’Invisible :

 

« Nous sommes des ‘dormants’, selon la Parole Sainte, et le monde extérieur est dans nos rêves comme ‘une énigme dans un miroir’ [cf. 1 Co 13,12]. Nous ne comprendrons ce ‘gémissant univers’ [cf. Rm 8,22] que lorsque toutes les choses cachées nous auront été dévoilées, en accomplissement de la promesse de Notre Seigneur Jésus-Christ [5] ».

 

Toutefois, nul « platonisme pour le peuple » (Nietzsche) chez Bloy, car cet Invisible est toujours, pour lui, le Christ lui-même, tel que le confesse le dogme de la Communion des Saints :

 

« Jésus est au centre de tout, il assume tout, il porte tout, il souffre tout. Il est impossible de frapper un être sans le frapper, d’humilier quelqu’un sans l’humilier, de maudire ou de tuer qui que ce soit sans le maudire ou le tuer lui-même. Le plus vil de tous les goujats est forcé d’emprunter le Visage du Christ pour recevoir un soufflet, de n’importe quelle main. Autrement, la claque ne pourrait jamais l’atteindre et resterait suspendue, dans l’intervalle des planètes, pendant les siècles des siècles, jusqu’à ce qu’elle eût rencontré la face qui pardonne [6] ».

Pascal Ide

[1] Léon Bloy, Mon journal, 1903, note du 12 septembre 1897, dans Journal, tome 1, éd. Pierre Glaudes, coll. « Bouquins », Paris, Robert Laffont, 1999, p. 210.

[2] Léon Bloy, Le mendiant ingrat, 1895, note du 3 décembre 1894, dans Journal, tome 1, éd. Pierre Glaudes, coll. « Bouquins », Paris, Robert Laffont, 1999, p. 124. Souligné par moi.

[3] Id., Celle qui pleure (Notre-Dame de la Salette), Paris, Mercure de France, 1908.

[4] Id., Dans les ténèbres, 1918, dans Essais et pamphlets, éd. Maxence Caron, coll. « Bouquins », Paris, Robert Laffont, 2017, p. 1314.

[5] Id., La Femme pauvre, Paris, Mercure de France, 1895, nouv. éd., 1962, p. 67.

[6] Léon Bloy, 3 décembre 1894, cité par Michel Sales, Le corps de l’Église, Paris, Fayard-Communio, 1989, p. 254. J’ajouterai qu’à cette union synchronique, le Christ ajoute une union diachronique tout aussi mystérieuse qui seule donne son sens dernier à l’histoire et sa place à ses invisibles acteurs : « L’Histoire est comme un immense Texte liturgique où les iota et les points valent autant que des versets ou des chapitres entiers, mais l’impotance des uns et des autres est indéterminable et profondément cachée. Si donc je pense que Napoléon pourrait bien être un iota rutilant de gloire, je suis forcé de me dire, en même temps, que la bataille de Friedland, par exemple, a bien pu être gagnée par une petite fille de trois ans ou un centenaire vagabond demandant à Dieu que sa Volonté fût accomplie sur la terre aussi bien qu’au ciel » (Id., L’âme de Napoléon, 1912, coll. « L’imaginaire », Paris, Gallimard, 1983, p. 15).

22.2.2025
 

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