Le sens de la juste réforme. Entre culpabilité et accusation

Dans un texte fondamental, aussi clair que profond, le cardinal Joseph Ratzinger, alors préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi, traite de l’amertume envers l’Église. D’un mot, ce qu’est l’Église suscite aujourd’hui un massif regret, voire un ressentiment. Celui-ci ne vient pas seulement de l’extérieur (du monde), mais aussi de la part de ses membres.

Suivant un ordre médical, il analyse successivement diagnostic et thérapeutique [1].

1) Diagnostic

a) Exposé

La première raison de ce désappointement tient à ce que l’Église, comme toute institution, paraît limiter la liberté. Or, « la soif de liberté est la forme dans laquelle s’expriment aujourd’hui le désir de délivrance et le sentiment de contrainte et d’aliénation ». Ainsi les règles de vie de l’Église apparaissent comme des barrages, ou au minimum comme un code de la route évitant des collisions. Cette déception se double d’une suspicion : l’Église ne veut-elle pas empêcher l’homme de goûter du fruit défendu, pour se réserver les meilleurs fruits ?

À cette raison commune à toute institution s’ajoute une raison spécifique à l’Église comme telle, qui est aussi une raison plus profonde. En effet, « on attend d’elle plus que des autres institutions terrestres. En elle devrait se réaliser le rêve d’un monde meilleur [2] ». L’Église devrait être le lieu de réalisation des fantasmes. Or, de fait, l’Église ne ressemble pas aux rêves. Or, la frustration d’un fantasme est source de colère. D’où l’agressivité contre l’Église. Plus encore, « cette colère ne peut s’apaiser, car inextinguible est le rêve que nous nourrissons en nous tournant vers elle [3] ». Autrement dit, l’attitude de l’homme à l’égard de l’Église est profondément immature : l’homme projette sur elle ses idées de toute-puissance infaillible et lui reproche d’emblée toutes ses fautes.

b) Critique de cette conception

Cette amertume éprouvée à l’encontre l’Église remonte aux prétendues Lumières. L’Église ainsi rêvée, reconstruite est une Église d’en-bas, refaite par les mains de l’homme. Or, une telle Église serait tout sauf divine et serait donc incapable de sauver. Il faut une Église démocratique où l’autogestion remplace le paternalisme hiérarchique.

Or, une telle conception pose des difficultés : « la minorité doit s’incliner devant la majorité, et cette minorité peut être importante. En outre, il n’est pas toujours garanti que le représentant que j’ai élu agisse et parle vraiment dans mon sens, de sorte que, si l’on y regarde de près, ici encore la majorité victorieuse ne peut en aucune manière être absolument considérée comme le sujet actif de l’action politique ». Surtout, « tout ce que les hommes font risque d’être défait par d’autres ». Donc « une Église qui repose sur les décisions d’une majorité devient une Église purement humaine ». Alors, l’opinion remplace la foi et l’Église ne nous donne plus qu’une ‘saveur de nous-mêmes’ [4] ».

2) Remède

Tel étant le mal, comment y remédier ?

a) But

1’) Le principe de la véritable réforme

Le remède réside ni dans le consentement à l’Église telle qu’elle est, ce qui reviendrait à la croire déjà parfaite et intégralement convertie, ni dans la révolution, notamment démocratique, qui en changerait la nature. D’un mot, le remède réside dans la réforme. Pour comprendre celle-ci, Ratzinger, avec l pédagogie et l’imagination qui le caractérisent, fait appel à une image : la conception que Michel-Ange se fait de la sculpture. Pour cet immense artiste, le modèle est déjà secrètement et réellement présent dans la pierre. Le travail de l’artisan est de libérer ce modèle. « Selon lui, la tâche de l’artiste consistait uniquement à ôter ce qui recouvrait encore l’image, et le véritable acte artistique moins à produire qu’à remettre à la lumière et en liberté [5] ».

Saint Bonaventure confirme et précise cette idée en expliquant en quoi consiste le processus : loin d’ajouter quelque chose, le sculpteur procède à une ablatio, une « ablation ». Or, celle-ci fait émerger une forme précieuse, noble (nobilis forma).

2’) Application pratique

De même, le travail de l’homme d’Église, du théologien, de chaque chrétien qui opère la réforme ecclésiale consiste à libérer la vérité de ses scories et ainsi à retrouver la forme divine, la nobilis forma, « noble forme » du visage divin. Ainsi, « une réforme, c’est toujours une nouvelle ablatio : supprimer, pour qu’apparaisse la nobilis forma, le visage de l’Épouse, en même temps que celui de l’Epoux, le Seigneur vivant [6] ».

b) Moyens

Cette ablation se réfracte en un double effet, « purificateur et rénovateur [7] ».

1’) La rénovation

Rénovatrice, la réforme consiste d’abord, nous venons de le dire, à laisser émerger le visage divin de l’Église qui est déjà là, mais enfoui.

En creux, il s’agit d’écarter la tentation activiste : « L’activiste, qui veut toujours agir, place sa propre activité au-dessus de tout [8] ». Cette posture trouve sa racine dans « la pensée scientifique moderne ». En effet, celle-ci « n’a cessé de nous emprisonner toujours davantage dans le positivisme, nous condamnant ainsi au pragmatisme ». Aussi est-il difficile à l’homme d’aujourd’hui de comprendre cette ablatio.

En plein, il ne s’agit pas d’abord de faire, mais de laisser faire, de libérer l’Esprit, au lieu de l’entraver. Exit l’activisme, entre l’étonné (Ammiratore).

Cette interprétation permet ainsi de guérir de la fausse représentation selon laquelle, « plus on est engagé dans les activités de l’Église, plus on est chrétien ». L’activité ecclésiale devient le lieu d’une sorte de « thérapie occupationnelle à l’échelon ecclésial ». Par exemple,

 

« il peut arriver qu’une personne exerce à longueur de temps des activités dans des associations ecclésiales sans en fait être chrétienne. A l’inverse, il peut arriver qu’une autre personne vive simplement de la Parole et des sacrements, et pratique la charité qui naît de la foi, sans jamais avoir figuré dans des instances ecclésiales, sans jamais s’être préoccupée des nouveautés de la politique de l’Église, sans avoir jamais fait partie de synodes ni y avoir voté, et que cette personne soit vraiment chrétienne [9] ».

2’) La purification
a’) En plein : le pardon

L’ablation présente aussi un effet purificateur : ôter de l’homme la « couche de poussière et de saleté [10] ». Or, c’est le péché qui défigure la véritable image de Dieu. Or, le propre du pardon est de remettre efficacement la dette du péché. Donc, le pardon est le moyen par lequel l’Église retrouve sa figure divine. Voilà pourquoi les textes clefs de l’Évangile parlent de la rémission des péchés, c’est-à-dire du pardon divin.

La conséquence décisive en est que la crise de l’Église est une crise du pardon. L’analyse est parvenue « à un point véritablement central : je pense que le noyau de la crise spirituelle actuelle vient de ce que l’on a obscurci la grâce du pardon [11] ». La raison en est que toute réforme consiste à faire réapparaître la figure toujours présente, mais ensevelie sous notre péché.

Se joint une autre raison capitale sur laquelle le théologien allemand revient souvent. Le sacrement de pardon est véritablement actif et transformateur : « Le fait d’ôter la faute supprime vraiment quelque chose ». Autrement dit, le pardon n’est « absolument pas de faire semblant d’oublier, de ‘faire comme si de rien n’était’ ; c’est au contaire un processus de transformation de toute la réalité qu’accomplit le Sculpteur [12] ». Toutefois, si métamorphosant soit-il, ce pardon sacramentel n’agit que s’il y a volonté d’expier, ce que l’on voit en Jésus : « Ayant souffert pour expier toute faute, il est lui-même à la fois expiation et pardon, et donc également le seul fondement sûr et toujours valide de notre morale [13] ». Cette doctrine est autant une réponse à la Réforme qu’au pélagianisme – Pélage « compte aujourd’hui beaucoup plus de disciples qu’il ne paraît à première vue [14] ».

b’) En creux : le déni de culpabilité

En creux, puisque le pardon suppose la faute, très grave est le refus de toute culpabilité. On connaît le mot caustique de Pascal : « Ecce patres, qui tollunt peccata mundi [15] ! ».

Pour établir l’importance de la culpabilité, notre auteur cite un essai du psychanalyste allemand Albert Görres [16] qu’il qualifie de « remarquable [17] ». Il en cite un passage nodal :

 

« La psychanalyse a eu du mal à admettre que parmi tous les sentiments de culpabilité il y en a aussi […] qui sont dus à une faute véritable. Elle ne peut rester indifférente à cette constatation […] car sa philosophie ignore la liberté […] son déterminisme est l’opium des intellectuels. Sigmund Freud, selon elle, a dépassé de loin le pauvre et ignorant Rabbi Jésus. Celui-ci, en effet, ne pouvait rien faire d’autre que de pardonner les péchés, et en plus cela lui paraissait nécessaire. En revanche, Sigmud Freud, le nouveau Messie de Vienne, a fait beaucoup plus. Il a chassé le péché, la faute, de l’univers spirituel [18] ».

 

En regard, il faut affirmer : « Dans la vie quotidienne de l’âme, les sentiments de culpabilité sont nécessaires, et indispensables à la santé psychique […] Donc, celui qui est si flegmatique qu’il ne ressent plus de sentiments de culpabilité, lorsqu’il le faudrait, devrait essayer de toutes ses forces de les retrouver [19] ». Inversement,

 

« ce qui manque entre autres choses aux brutes, aux monstres, ce sont les sentiments de culpabilité. Peut-être Hitler, Himmler ou Staline n’en avaient-ils pas. Peut-être que les chefs de la Mafia n’en ont pas, mais leurs cadavres ne sont probablement à leur place qu’enfouis dans une cave. Il en va de même pour les sentiments de culpabilité avortés… Tous les hommes ont besoin de sentiment de culpabilité [20] ».

Conclusion

En ces pages roboratives, le cardinal Ratzinger propose une puissante vision de la juste réforme dans l’Église qui conjure autant l’activisme caractéristique des herméneutiques héraclitéennes de la rupture que l’immobilisme des herméneutiques parménidiennes de la conservation. Plus encore, en montrant que le visage de la sainteté est toujours présente en germe, il suscite une espérance qui mobilise nos énergies.

Pascal Ide

[1] Cardinal Joseph Ratzinger, « Une communauté en continuel renouvellement », conférence prononcée lors du Metting pour l’amitié entre les peuples, organisé par Communion et Libération, à Rimini, trad. Anne-Marie Picard, Communio, 16 (1991) n° 1 : Appelés à la communion. Comprendre l’Église aujourd’hui, trad. Bruno Guillaume, Paris, Fayard, 1993, p. 115-136.

[2] Ibid., p. 117.

[3] Ibid., p. 118.

[4] Ibid., p. 120 et 121.

[5] Ibid., p. 122.

[6] Ibid., p. 123.

[7] Ibid., p. 128.

[8] Ibid., p. 124.

[9] Ibid., p. 126.

[10] Ibid., p. 128.

[11] Ibid., p. 132. Souligné par moi.

[12] Ibid., p. 130.

[13] Ibid., p. 132.

[14] Ibid.

[15] Cité Ibid., p. 131.

[16] Cf. Albert Görres, Methode und Erfahrungen der Psychoanalyse, München, Kösel, 1958 ; An den Grenzen der Psychoanalyse, München, Kösel, 1968 (trad. en anglais et espagnol) ; Kennt die Psychologie den Menschen? Fragen zwischen Psychotherapie, Anthropologie und Christentum, München, Piper & Co, 1978.

[17] Cardinal Ratzinger, « Une communauté en continuel renouvellement », p. 132.

[18] Albert Görres, « Schuld und Schuldgefühle », Internationale katholische Zeitschrift, 13 (1984), p. 430-443, ici p. 438.

[19] Ibid., p. 443.

[20] Cardinal Ratzinger, « Une communauté en continuel renouvellement », p. 142.

13.2.2025
 

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