Une excellente nouvelle : l’univers est compréhensible

« Peut-être [le chercheur croyant] a-t-il même un certain avantage sur son collègue incroyant. Tous deux s’efforcent de déchiffrer le palimpseste multiplement imbriqué de la nature où les traces des diverses étapes de la longue évolution du monde se sont recouvertes et confondues. Le croyant peut-être l’avantage de savoir que l’énigme a une solution, que l’écriture sous-jacente est en fin de compte l’œuvre d’un être intelligent, donc que le problème posé par la nature a été posé pour être résolu et que sa difficulté est sans doute proportionnée à la capacité présente et à venir de l’humanité. Cela ne lui donnera peut-être pas de nouvelles ressources dans son investigation, mais cela contribuera à l’entretenir dans ce sain optimisme sans lequel un effort soutenu ne peut se maintenir longtemps [1] ».

 

Qui parle ? Georges Lemaître (1894-1966), bien connu pour avoir introduit, en 1927, l’idée révolutionnaire d’un univers en expansion (même Einstein pensait que l’univers était statique) et, en 1931, l’idée d’un « commencement naturel » de l’univers, qui est devenu le modèle cosmologique standard (que, depuis la vulgarisation moqueuse de Fred Hoyle, l’on appelle « théorie du Big Bang »). L’on sait parfois aussi qu’il fut nommé à l’Académie pontificale dès son origine, en 1936 et qu’il en devint président en 1960. En revanche, l’on ignore plus que ce prêtre du diocèse de Charleroi était membre de la fraternité sacerdotale des « Amis de Jésus » et vivait une intense vie eucharistique.

Cette riche parole contient deux informations de très grande importance. Nous nous limiterons à la première dans cette note. D’un mot, le prêtre astrophysicien affirme que nous sommes capables de saisir l’univers.

Cette assertion s’oppose à deux thèses symétriques. La première, qui a vu la naissance de la science moderne, notamment avec Galilée et Francis Bacon, affirme que non seulement l’univers est intelligible, mais qu’il est compréhensible, au sens où com-prendre revient à en épuiser l’intelligibilité et conduit en définitive à en prendre possession, à se saisir de cette rationalité et, en dernière instance, à le maîtriser techniquement, ainsi que l’épigone français du chancelier anglais, René Descartes, en fera la théorie au terme du Discours de la méthode. Entre épuiser le connu et épuiser l’utilisé, il y a plus qu’une continuité. En creux, recevoir (le sens) n’est pas s’en emparer. La prise conduit à l’emprise.

La seconde, toute contraire, affirme que l’univers n’est pas intelligible, en tout cas pour nous. Elle est apparue dans le sillage de la physique quantique (désormais, le monde corpusculaire échappe non pas à notre expérimentation, mais à notre interprétation), des épistémologies discontinuistes (de Kuhn et plus encore de Feyerabend) et de la prise de conscience écologique et historique de la rupture introduite par l’ontologie de la modernité.

Entre optimisme prométhéen et pessimisme pragmatique, Mgr Lemaître prône un « sain optimisme » dans les capacités qu’a l’intelligence humaine de connaître notre monde. La raison, très classique, déjà présente dans les Saintes Écritures et chez les Pères de l’Église, est résumée dans cette incise : « l’écriture sous-jacente est en fin de compte l’œuvre d’un être intelligent ». Ce qui peut se formaliser ainsi : Dieu est Intelligence absolue ; or, l’univers est son œuvre ; puisque la cause s’assimile son effet, c’est-à-dire s’y reflète, le cosmos ne peut donc qu’être intelligible. Comme le dit le début de la quatrième prière eucharistique, « Dieu a fait toutes choses avec sagesse et par amour ».

En fait, Georges Lemaître enrichit la thèse classique du cosmos riche en logos, et triplement. Et telle est la raison d’être de cette note.

Primo, il affirme que non seulement « le problème posé par la nature » est soluble, mais qu’il « a été posé pour être résolu ». C’est-à-dire que notre vocation n’est pas seulement d’user (sans abuser) de ce grand bien qu’est la nature, mais d’en chercher la vérité. Si « la nature aime à se cacher », selon le mot fameux d’Héraclite, elle aime encore plus être découverte, révélée. Ainsi s’explique la grande insistance de Georges Lemaître sur le refus du concordisme. Ce refus est souvent interprété comme l’imposition d’une distinction très nette entre les deux chemins de la vérité que sont la science et la foi – chemins qui devraient être trois, avec la philosophie. En fait, la portée me paraît moindre, car il faut aussitôt doubler cette distinction d’une union (sur laquelle, il est vrai, notre chercheur n’a pas assez insisté, sauf du point de vue subjectif), pour ne pas sombrer dans la séparation qu’introduit le principe de Noma, promu par Jay Gould. Mais elle me semble aussi dire plus, à savoir que le croyant ne doit pas paresseusement s’appuyer sur les lumières reçues de sa foi pour éviter le peineux, mais tellement fécond, travail de sa raison. De fait, toute sa vie, Lemaître n’a cessé de collecter des données, faisant pour cela, de fréquents allers-retours aux États-Unis dans les observatoires américains, et d’interroger les données, avec rigueur et esprit critique. De même que Dieu s’est donné au maximum dans ce cosmos si riche de sens, de même attend-il de (et appelle-t-il) l’homme que, en réponse, il se donne au maximum dans sa quête de la vérité. Il ne se révèlera (et tiendra parfaitement ses promesses !) qu’à celui qui, avec l’insistance de Marie-Madeleine, exprimera jusqu’au bout son désir de savoir et mettra toutes ses ressources en œuvre. La conséquence peut-être la plus négative du spiritualisme est la paresse.

Secundo, la « difficulté [du problème posé par la nature] est sans doute proportionnée à la capacité présente et à venir de l’humanité ». Autant la première note répondait au prométhéisme de la raison galiléo-bacono-cartésienne (sic !), autant la seconde s’oppose au défaitisme de la post-vérité qui affecte même la science, du fait d’une mésinterprétation des principes de limitation interne [2]. Ici, Georges Lemaître ajoute à la thèse classique de l’intelligibilité du cosmos, dont on sait combien elle suscitait l’enthousiasme d’Einstein, en affirmant que, de plus, cette rationalité est mesurée à notre esprit. D’ailleurs, son originalité est indiquée discrètement par le « sans doute ». Et si notre auteur n’en donne pas la raison, on peut supputer qu’il parle d’expérience : il s’est longtemps et longuement affronté à des questions difficiles qui requéraient autant la fidélité scrupuleuse de l’expérimentateur que l’ingéniosité inventive du découvreur (avant d’être théorie, l’énoncé inédit est hypothèse) et la rigueur patiente du théoricien. Mais l’on peut tenter le passage de l’induction à la déduction ou plutôt au syllogisme en convoquant un principe de la métaphysique de l’amour, jusque dans le nom : le donateur aimant se proportionne au récepteur aimé ; or, Dieu se donne à connaître (avant d’être une démarche du sujet connaissant, la vérité est une avancée gratuite de l’objet connu qui est un don du Sujet divin) ; il paraît donc raisonnable de penser que Dieu nous ait offert un cosmos qui soit véritablement à portée de notre intelligence ! Quelle excellente nouvelle pour le chercheur chrétien que ce qu’il éprouve de manière horizontale dans sa quête assidue soit confirmé de manière verticale par la logique du Logos divin dont, répétons-le, la création est aussi une œuvre d’amour : oui, il a raison de croire que le cosmos n’est pas chaos, contrairement à ce que certains disent ! Et si nous ajoutons que l’être est convertible non seulement avec le vrai et le bien, mais aussi avec l’un, l’on peut concrétiser cette dernière exhortation : le scientifique a raison de tendre vers une théorie physique unifiée, vers une compréhension holiste des mécanismes naturels – ce qui ne signifie pas un pandéterminisme ! Si la raison se doit de traverser ces moments de divergence (que l’on songe à la dissémination des particules élémentaires, des règnes vivants, des hominidés, des langues, des entités mathématiques, etc.) afin d’accueillir l’extrême diversité des êtres naturels, elle ne doit en rien renoncer à son érôs pour l’un, à son tropisme pour une vérité symphonique riche de cette diversité.

Tertio, « cela ne lui donnera peut-être pas de nouvelles ressources dans son investigation, mais cela contribuera à l’entretenir dans ce sain optimisme sans lequel un effort soutenu ne peut se maintenir longtemps ». Lemaître tire une conséquence pratique de son optimisme : la nécessaire persévérance du chercheur – d’autant plus précieuse que notre monde est celui de l’accélération (Rosa) et de l’impatience (Faust). Là encore, il parle d’or parce qu’il parle d’expérience. Tentons une dernière fois d’assigner une raison à cette dernière. Si la recherche de la vérité est si ardue et requiert une telle persévérance, cela ne tient assurément pas à ce que Dieu voudrait jouer à cache-cache ou souhaiterait nous humilier ; cela provient radicalement (et essentiellement) du statut incarné d’une intelligence vouée à la triple pénibilité de l’expérimentation, de l’abstraction et de la discursivité ; accidentellement à notre condition postlapsaire, qui a blessé notre esprit de multiples biais cognitifs. Mais cela vient peut-être encore davantage du statut ontologique de l’obstacle, donc du négatif : seule la difficulté suscite cet effort continu qui exige l’attention permettant d’aiguiser le regard pénétrant le réel jusqu’en son noyau incandescent et la mobilisation de toutes les ressources en vue de recueillir l’inépuisable profusion et l’admirable organisation de la nature. Ajoutons que cette difficulté ne fait que nous disposer à une vérité qui, lorsqu’elle déborde la seule généralisation advient toujours comme un don par surcroît et nous invite ainsi à cette pudeur pleine de gratitude face à cet excessus lumineux qu’est le mystère de la création.

C’est sur ce dernier point et seulement sur lui que je permettrai non pas de corriger, mais d’ajouter et, j’espère, d’enrichir, la réflexion de Georges Lemaître. Nous l’avons vu, celui-ci a nourri un souci extrême de distinguer la voie de la science et la voie de la foi, distinction qui est ô combien nécessaire à une époque tentée par le concordisme. Il affirme que le gain de la foi est subjectif plus qu’objectif, épistémologique plus qu’ontologique : « cela ne lui donnera peut-être pas de nouvelles ressources dans son investigation ». Avec plus d’audace, Fides et ratio ose affirmer que la philosophie peut être qualifiée de « chrétienne » aussi au nom de son contenu ; or, sciences et philosophie sont des savoirs rationnels [3]. De même que le Christ est vrai Dieu et vrai homme sans confusion, de même l’est-il sans séparation. L’approche de Lemaître ne gagnerait-elle donc pas à être complétée par une recherche de la présence du Dieu unitrine dans un cosmos théophanique – recherche dont un autre scientifique et mystique a admirablement témoigné, Teilhard de Chardin ?

Pascal Ide

[1] Georges Lemaître, « La culture catholique et les sciences positives », séance du 10 septembre 1936, Culture intellectuelle et sens chrétien. Actes du vie Congrès catholique de Malines, Bruxelles, vol. 5, 1936, p. 65-70, ici p. 70. Cité par Valérie Paul-Boncour et Dominique Lambert, dans un chapitre intitulé : « Sain optimisme du chercheur croyant » : Prier 15 jours avec Georges Lemaître père du Big Bang, coll. « Prier 15 jours », Paris, Nouvelle Cité, 2024, p. 55-60, ici p. 55 et 56.

[2] Si l’intention de Thierry Magnin est bonne (limiter le scientisme), son exécution – qui propose comme un apophatisme cosmologique Cf. Thierry Magnin, L’expérience de l’incomplétude. Le scientifique et le théologien en quête d’Origine, Paris, Lethielleux, 2011) – me paraît toutefois excessive (cf. la mise au point dans Pascal Ide, « Les quatre sens de la nature », Bertrand Souchard et Fabien Revol [éds.], Controverses sur la création : science, philosophie, théologie. Actes du Colloque de la Chaire Science et Religion, à l’Institut Catholique de Lyon, 9-11 avril 2015, coll. « Science – Histoire – Philosophie », Paris, Vrin, Lyon, Institut Interdisciplinaire d’Études Épistémologiques, 2016, p. 349-398).

[3] Cf. site pascalide.fr : « La ‘philosophie chrétienne’ selon Jean-Paul II. Plan de Fides et ratio, n. 76 ».

17.10.2024
 

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