« Celui-ci est fils de Dieu, qui est conduit par l’Esprit de Dieu » (dimanche 29 septembre 2024. 26e dimanche du TO année B)
  1. Comme toujours, la première lecture prépare le texte d’évangile. Or, elle nous parle d’un épisode vétérotestamentaire d’une grande importance, même si nous ignorons souvent les noms d’Eldad et Médad. Il est tiré du livre des Nombres qui raconte de manière vivante la traversée du désert, entre l’Égypte et la Terre promise. Moïse trouve bien lourde sa charge de berger du peuple élu, d’autant que celui-ci ne cesse de récriminer au point de regretter la terre d’esclavage (l’amnésie ingrate et la servitude volontaire ne datent pas d’aujourd’hui !). Dieu lui adjoint alors soixante-dix collaborateurs pour le seconder dans son ministère. Mais ce jour-là, seuls soixante-huit se présentent à la Tente de la Rencontre pour y recevoir l’Esprit de Dieu. Bien que convoqués, Eldad et Médad manquent à l’appel. Qu’à cela ne tienne, l’Esprit vient aussi sur eux. La preuve, ils se mettent à prophétiser dans le camp. Et, au cafteur qui dénonce, Moïse répond dans un admirable élan de générosité : « Serais-tu jaloux pour moi ? Ah ! Si le Seigneur pouvait faire de tout son peuple un peuple de prophètes ! Si le Seigneur pouvait mettre son esprit sur eux ! » (Nb 11,29). Quelle leçon de vie spirituelle ! Le véritable responsable, le vrai frère est celui qui, loin de s’attrister et de jalouser le talent de l’autre, se réjouit de sa multiplication.

Et nous voyons l’épisode se reproduire avec Jean, « Boanerguès, le fils du tonnerre » (Mc 3,17), qui, lui, non content de dénoncer, intervient. Jésus répond : « Ne l’en empêchez pas, car celui qui fait un miracle en mon nom ne peut pas, aussitôt après, mal parler de moi ; celui qui n’est pas contre nous est pour nous » (Mc 9,39). Là encore, quelle leçon théologale : l’Esprit-Saint n’est pas limité par l’espace ; son action n’est pas bornée par nos cadres. Jésus nous dit aussi que celui qui agit en son nom, même s’il ne fait pas partie du troupeau visible, ne peut pas parler contre lui, donc est secrètement habité par sa grâce. En termes techniques, le charisme n’est pas étranger à la grâce sanctifiante [1]. Belle invitation de voir l’Esprit-Saint à l’œuvre aux périphéries !

 

  1. Qu’il est important, en ce début d’année, de méditer sur la place de l’Esprit-Saint dans nos vies ! L’Esprit-Saint est-il véritablement celui qui me conduit ? Saint Paul affirme dans une belle formule trinitaire : « Celui-ci est fils de Dieu, qui est conduit par l’Esprit de Dieu » (Rm 8,14) [2]. Saint Thomas en offre un commentaire suggestif :

 

« Par cette expression être conduit, on entend être mû par une sorte d’instinct supérieur. C’est de là que nous disons des animaux sans raison non qu’ils agissent, mais qu’ils sont conduits, parce qu’ils sont portés par la nature et non par un mouvement propre leurs actions. Or, de même, l’homme spirituel est incliné à agir non principalement par le mouvement de sa propre volonté, mais par l’inspiration de l’Esprit Saint, selon ce passage d’Isaïe : ‘Lorsqu’il viendra comme un fleuve impétueux que pousse l’Esprit de Dieu’ (Is 59,19) [3] ».

 

Ce qui est vrai des fils de Dieu l’est exemplairement du Fils de Dieu. Saint Thomas en donne un exemple : le Sauveur « fut poussé par l’Esprit dans le désert’ (Lc 4,1). Comme dans le passage de l’épître aux Romains, le verbe utilisé est au passif, un passif que les exégètes qualifient de « divin », car il signifie que la personne est mûe par Dieu, conduite par Lui. Et si vous lisez l’évangile selon saint Luc, vous serez frappé de constater combien Jésus se laisse constamment conduire par l’Esprit-Saint.

Un principe métaphysique affirme : l’agir suit l’être. De fait, le nom de Jésus nous l’apprend : Christ en grec ou Messie en hébreu signifie « oint ». Et l’onction n’est pas comme un ondoiement. L’huile, contrairement à l’eau, pénètre en profondeur. Jésus est donc véritablemen remplit de l’Esprit-Saint. Dès lors, son action est comme un débordement de son être. Déjà, en prenant Marie sous son ombre, lors de l’Incarnation, l’Esprit façonnait le corps et l’âme de Jésus. Il descend avec puissance le jour de son baptême, le poussant, l’expulsant en quelque sorte, vers le désert, puis dans sa mission

Et n’allons pas imaginer qu’au fond, cette présence de l’Esprit-Saint ne change pas grand-chose à la vie du Fils du Père. Dans une formule suggestive, le grand théologien suisse Hans Urs von Balthasar dit que, pendant sa vie terrestre, Jésus s’est refusé à anticiper :

 

« Que Jésus ait du temps à sa disposition signifie avant tout qu’il n’anticipe pas la volonté du Père. Il ne fait pas la seule chose que nous – hommes plongés dans le péché – voulons toujours faire : sauter par-dessus le temps et par-dessus les desseins divins qu’il contient, dans une sorte d’éternité usurpée, des ‘vues d’en-haut’ et des ‘assurances’ pour l’avenir [4] ».

 

De là, l’importance de la théologie de « l’heure » (Jn 2,4 ; etc.) que le Fils veut « recevoir du Père si neuve, naissant si immédiatement de l’amour débordant et de l’éternité, qu’elle ne porte d’autre trace que celle de la volonté du Père ». De là également, le « oui [constant] dit à l’Esprit Saint », de sorte que l’on peut « comparer [le Fils] à un acteur qui reçoit d’une ‘inspiration’ à chaque instant, scène après scène, mot par mot, le rôle qu’il joue pour la première fois. La pièce n’existe pas d’avance [5] ».

 

  1. Or, nous aussi, nous avons été remplis de cet Esprit-Saint au baptême (d’où le rite de l’onction) et à la confirmation. « Si nous vivons par l’Esprit, marchons aussi selon l’Esprit » (Ga 5,25). Donc, nous sommes nous aussi appelés à nous laisser conduire et à ne pas anticiper. Mais prévenons l’objection : ne pas anticiper, n’est-ce pas imprévoyant ?

Précisons d’abord avec saint Thomas. La citation ci-dessus se poursuit ainsi : « Cependant on ne veut pas dire par là que les hommes spirituels n’agissent pas par leur volonté et par leur libre arbitre, car le mouvement même de la volonté et du libre arbitre est produit en eux par l’Esprit Saint, selon ces paroles : ‘C’est Dieu qui opère en nous le vouloir et le faire’ (Ph 2,13) ».

Ensuite, distinguons deux sortes d’anticipation. Il y a l’anticipation qui est un acte de la vertu de prudence. C’est elle qui pousse Jésus à demander à Pierre et Jean d’aller préparer la Pâque (cf. Lc 22,8). L’abandon à l’Esprit-Saint n’est pas une apologie de la cigale contre la fourmi. Rappelons que, étymologiquement, nég-ligence, « ce qui nie le lien », s’oppose à re-ligion, « ce qui relie ». Et il y a une anticipation qui est une volonté de tout maîtriser, de contrôler l’autre et les résultats, qui nous raidit, nous inquiète et nous pousse à accuser l’autre et finalement Dieu lui-même, telle Marthe l’activiste.

 

  1. Alors, comment vivre de l’Esprit-Saint au quotidien ? L’année commence. Décidons de nous mettre à son écoute. Demandons-lui d’être plus docile (« enseignable »). Pour cela, je vous propose trois questions :
  2. Quelles sont les anticipations qui m’interdisent de me laisser surprendre par l’Esprit de Dieu ? Et donc, de lui laisser en moi porter tout son fruit ? « La gloire de mon Père, c’est que vous portiez beaucoup de fruit » (Jn ).
  3. « Vous n’avez pas reçu un esprit qui fait de vous des esclaves et vous ramène à la peur ; mais vous avez reçu un Esprit qui fait de vous des fils » (Rm 8,15). Derrière ce besoin d’anticiper et de contrôler, il y a toujours une peur (pour ma santé, ma sécurité, mes proches, mon travail, mon confort, etc.). Est-ce que je veux être libéré de cet esprit de peur pour pleinement recevoir l’Esprit d’Amour ?
  4. Qui est l’Eldad et le Medad autour de moi ? Quel est celui ou celle que j’aurais tendance à exclure, alors qu’en réalité, il parle et agit au nom de Jésus ? Peut-être me parle-t-il. Peut-être n’est-il pas si éloigné…

Pascal Ide

[1] Contrairement à la doctrine classique selon laquelle la grâce sanctifiante ou grâce qui rend agréable à Dieu (gratia gratum faciens) et la grâce charismatique ou grâce gratuitement donnée (gratia gratis data) sont dissociées (cf. saint Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia-IIæ, q. 111, a. 1).

[2] Pour le détail, cf. site pascalide.fr : « Rm 8,14 à l’école des Saints ».

[3] Thomas d’Aquin, Commentaire de l’Épître aux Romains suivi de Lettre à Bernard Ayglier, abbé du Mont-Cassin, ch. 8, l. 3, n. 635, trad. Jean-Éric Stroobant de Saint-Éloy, Paris, Le Cerf, 1999, p. 301-302. Trad. modifiée.

[4] Hans Urs von Balthasar, Théologie de l’histoire, trad. Robert Givord, Préface d’Albert Béguin, Paris, Plon, 1955, nouv. éd. entièrement revue, Paris, Plon, 21960, coll. « Le Signe », Paris, Fayard, 41981, p. 47.

[5] Ibid., p. 49-51.

29.9.2024
 

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