Corps grec et corps chrétien. La synthèse de saint Irénée [1]
« …le corps a des yeux pour contempler la création et pour connaître le Créateur grâce à cet ordre d’une harmonie admirable ; il a des oreilles pour écouter la parole de Dieu et la loi de Dieu ; il a des mains pour accomplir les tâches nécessaires, et pour s’élever dans la prière vers Dieu [2] ».
Peut-on concilier la vision philosophique de l’homme, corps et âme avec ce qu’en la Révélation biblique ? La controverse est immense. On a parfois opposé une anthropologie grecque qualifiée de dualiste à une anthropologie biblique caractérisée par son monisme. Une démonstration du mariage réussi de ces deux conceptions est la meilleure des réponses : la méditation sur le corps humain d’un des premiers et des plus grands Pères de l’Église, saint Irénée [3]. Elle est passionnante et actuelle par ce qu’il combat (la gnose, notamment valentinienne) et par ce qu’il célèbre.
1) Corps-âme-esprit ou corps et âme ?
La théologie irénéenne en général et sa théologie du corps en particulier sont dynamiques. Au point de départ, l’homme est créé corps et âme, et celui-ci fut façonné par l’Esprit, selon un processus que l’on appelle la plasmatio carnis.
« Car, par les Mains du Père, c’est-à-dire par le Fils et l’Esprit, c’est l’homme, et non une partie de l’homme, qui devient à l’image et à la ressemblance de Dieu. Or, l’âme et l’Esprit peuvent constituer une partie de l’homme, mais pas celui-ci en son intégralité : l’homme parfait est le mélange et l’union de l’âme qui a reçu l’Esprit du Père et de la chair modelée selon l’image de Dieu [4] ».
Mais un problème se pose. D’un côté, l’évêque de Lyon affirme que l’homme est composé de corps et d’âme [5] ; de l’autre, il parle d’un homme constitué d’une âme, d’un corps et d’un Esprit [6]. Comment concilier ces deux distinctions ? Elles correspondent à deux perspectives qui s’entrecroisent sans se contredire. En effet, selon la vision bipartite, philosophique, l’homme est un animal raisonnable doué de corps et d’âme. Selon la vision tripartite, héritée du Nouveau Testament, à l’homme composé de corps et d’âme, vient se joindre l’Esprit de Dieu ou plutôt une participation de cet Esprit qui, sans jamais se mélanger à la nature de l’homme, lui communique la vie divine [7]. Précisément, selon la perspective de salut, on distinguera « l’homme parfait » qui est, suivant saint Paul [8], « corps-âme-Esprit [9]« et l’homme impie qui, se séparant de l’Esprit sans cesser de demeurer un homme, n’est plus que corps et âme [10]. Les deux structurations se trouvent ainsi réconciliées.
2) Au commencement…
Pour Irénée, le salut intéresse autant la chair que l’Esprit. En effet, à l’origine, ils se trouvaient en communion. Mais celle-ci fut brisée par le péché. L’économie du salut consiste en leur progressive réunion : « Le fruit de l’œuvre de l’Esprit, c’est le salut de la chair. Car quel pourrait être le fruit visible de l’Esprit invisible, sinon de rendre la chair mûre et capable de recevoir l’incorruptibilité [11] ? »
En regard, le gnostique estime qu’il doit exister un lien très intime entre ce qui sauve (en illuminant), l’Esprit, et ce qui est sauvé. Mais toujours selon la gnose, l’homme est composé de deux substances radicalement hétérogènes, la chair et l’esprit. Ainsi seul l’esprit incorruptible de l’homme peut être sauvé et « la chair est incapable de recevoir l’incorruptibilité [12]« du salut : comment concevoir que le corps puisse être illuminé et passer de la mort à la vie ? Le gnostique du iie siècle n’est pas sans présenter des similitudes avec l’actuel contempteur du corps.
3) … et au terme
Or, c’est parce que l’Esprit est présent dès l’origine, que l’homme est appelé à la vision de Dieu, corps et âme. En effet, et c’est le mérite d’Ysabel de Andia que de l’avoir montré avec vigueur, l’incorruptibilité est, pour Irénée (et d’abord pour saint Paul : Rm 1,23), la vie même de Dieu : « Dieu est Vie et Incorruptibilité et Vérité [13] ». Aussi l’incorruptibilité de l’homme ne peut qu’être une participation à la vie divine. Voilà pourquoi, Dieu est présent dès le point de départ, car « si l’homme n’avait pas été uni à Dieu, il n’aurait pu recevoir en participation l’incorruptibilité [14] ». Au terme, de même que le Père a façonné l’homme par ses deux mains que sont le Fils et l’Esprit [15], de même le Père accordera définitivement la vie éternelle et incorruptible dans la vision, selon l’affirmation la plus célèbre du Contre les Hérésies : « la vie de l’homme, c’est la vision de Dieu ». Dès lors, l’homme est pleinement vivant, c’est-à-dire vivifié, corps et âme par l’Esprit : « la gloire de Dieu, c’est l’homme vivant [16] ».
4) L’entre-deux
Tels étant l’origine et le terme, comment, durant le pélerinage de la vie, s’opère ce salut, c’est-à-dire cette progressive spiritualisation de la chair qui l’amène à la vision de la lumière paternelle incorruptible ? Par trois moyens successifs qui sont les trois participations de l’homme au don de l’incorruptibilité divine : l’incarnation du Verbe qui est glorification de sa propre chair par l’Esprit ; l’Eucharistie qui, depuis la Pentecôte, prolonge le don de l’Esprit dans l’Église, Corps du Christ ; la résurrection de la chair par l’Esprit à la fin des temps où sera consommé notre divinisation.
Articulons les deux premiers temps. La chair du Christ opère notre salut qui est la réconciliation de plus en plus profonde du corps, de l’âme et de l’Esprit, ou spiritualisation. Précisons le mode de cette spiritualisation. La chair du Christ ne communique pas l’incorruptibilité à la chair de l’homme de corps à corps, ce qui serait absurde ou panthéiste : on voit mal comment le Verbe incarné pourrait nous communiquer la divinité qui est hypostatiquement unie à son humanité. Mais le Christ nous donne l’Esprit qui est la source de la glorification de sa propre chair. Or, le Christ a pris une chair de même nature que la nôtre. Aussi ceux qui reçoivent son Esprit peuvent-ils communier à sa chair glorieuse. Et c’est dans l’eucharistie que nous participons de son Esprit, que nous nous nourrissons et grandissons. On comprend donc comment saint Irénée ne pense jamais l’esprit de l’homme sans sa corps : l’homme n’est pas spirituel par une « évacuation » ou « suppression de la chair », mais « à cause de la communion de l’Esprit [17] » qui s’empare de tout son être : l’homme est « vivant grâce à la participation de l’Esprit, et homme par la substance de la chair [18] ».
5) Conclusion
Faute de contempler la chair de Jésus, le discours théologique peine parfois à corréler Incarnation du Verbe, Eucharistie et résurrection de la chair, et disjoint christologie, sacramentaire, ecclésiologie et anthropologie. Or, Irénée embrassait tous ces aspects du Mystère en un unique regard : dans la lumière de la gloire de Dieu apparaît l’homme créé par Dieu qui « l’a modelé et préparé précisément pour que, étant avec lui, il participe à sa gloire [19] ».
L’originalité et la brûlante actualité [20] de l’anthropologie irénéenne tient donc à la réconciliation opérée entre la vision grecque d’un anthropos qui est corps et âme, et la conception biblique, première et régulatrice, selon laquelle c’est l’homme en sa totalité, corps et âme, qui est créé à l’image de Dieu, donc façonné par l’Esprit et appelé à la transfiguration glorieuse. Du corps irénéen au corps irénique…
Pascal Ide
[1] Ce texte est tiré de Pascal Ide, Le corps à cœur. Essai sur le corps, coll. « Enjeux », Versailles, Saint-Paul, 1996, Annexe IV. Aujourd’hui, nous tenterions de proposer une synthèse entre l’anthropologie bipartite de saint Irénée avec l’anthropologie tripartite d’Origène, telle qu’elle fut développée par Henri de Lubac.
[2] Saint Athanase, De l’Incarnation du Verbe, PG 25, 9D.
[3] Saint Irénée de Lyon, Contre les Hérésies. Dénonciation et réfutation de la gnose au nom menteur, trad. Adelin Rousseau, Paris, Le Cerf, 21985. Désormais abrégé AH.
[4] AH, V, 6, 1.
[5] Précisément, l’âme est adaptée au corps (AH, II, 19, 6), tout en demeurant indépendante de ce corps qu’elle domine et à qui elle donne la vie (AH, II, 33, 4)
[6] Voici le texte le plus précis et complet « L’âme et l’Esprit peuvent être une partie de l’homme, mais nullement l’homme l’homme parfait, c’est le mélange et l’union de l’âme qui a reçu l’Esprit du Père et qui a été mélangée à la chair modelée selon l’image de Dieu ». (AH, V, 6, 1)
[7] Je résume ici les claires analyses de Ysabel de Andia, dans Homo vivens. Incorruptibilité et divinisation de l’homme selon Irénée de Lyon, Paris, Études augustiniennes, 1986, p. 80-87.
[8] Unique référence 1 Th 5, 23. Cf. André Jean Festugière, L’idéal religieux des Grecs et l’Evangile, Paris, 1932, Excursus B. « La division corps-âme-esprit de 1 Th 5,23 et la philosophie grecque », p. 196-220.
[9] AH, V, 9, 1.
[10] AH, II, 33, 5.
[11] AH, V, 12, 4.
[12] AH, V, 2, 2.
[13] AH, II, 13, 9.
[14] AH, III, 18, 7.
[15] On ne l’a pas assez montré la vision d’Irénée est constamment trinitaire. « l’Esprit préparant d’avance pour le Fils de Dieu, le Fils le conduisant au Père et le Père lui donnant l’incorruptibilité et la vie éternelle ». (AH, IV, 20, 5)
[16] AH, IV, 20, 7.
[17] AH, V, 6, 1.
[18] AH, V, 9, 2.
[19] AH, IV, 14, 1.
[20] Cf. Erik Peterson, « L’immagine di Dio in S. Ireneo », La Scuola Cattolica 69 (1941), p. 46-54, ici p. 54.