La transformation de l’aimant dans l’aimé. Un jour sans fin

L’intrigue, à la fois légère et profonde, du grand film d’Harold Ramis que j’analyse par ailleurs sur le site sous plusieurs autres points de vue, Un jour sans fin, raconte l’admirable chemin de transformation de soi opéré par le protagoniste principal, Phil Connors. Celui-ci passe d’une attitude égocentrée qui lui fait, de manière générale, utiliser tous les autres, de manière particulière mépriser les « péquenots » de la petite ville provinciale où il est confiné et, de manière singulière, ignorer Rita, la jolie collaboratrice qui est amoureuse de lui, à une attitude effectivement altruiste en général et profondément et authentiquement aimante (désintéressée) à l’égard de sa collègue en particulier. Or, cet amour va se traduire dans un acte hautement symbolique (dans un sens tout différent de ce que nous appellerons loi de symbolisation). Pour prouver à Rita son amour, il va façonner un portrait d’elle dans la glace – compétence qu’il a acquise pendant les nombreux mois (voire années) où il a vécu le même jour et encore le même jour. Autrement dit, il a trans-formé un bloc de matière solide et indéterminée dans le visage de la personne aimée. N’est-ce pas la métaphore du processus intérieur de métamorphose qui s’est opéré en Phil ? En apprenant, au jour le jour, acte après acte, à se décentrer de lui, son cœur de pierre est devenu un cœur de chair. Or, le cœur de chair est un cœur tendre qui peut se laisser façonner, en l’occurrence, par autrui, mais encore plus par celle qui, aimée par-dessus tout, serait comme « première dans le genre » et donc mesure de tout ce qui est dans le genre (amour) [1].

Mais il y a plus. À Rita qui lui demande comment il a pu faire cela (« How did you do that ? »), Phil répond, sur fond d’une douce musique soulignant l’importance de sa réponse et sur apparition d’un regard accompagné d’un dodelinement de la tête d’une infinie tendresse : « Je connaît si bien ton visage que j’aurais pu le faire avec les yeux fermés [I know your face so well I could have done it with my eyes close] ». Et comme la mémoire est le sens interne qui reproduit le sensible externe en son absence, la source de la sculpture provient donc de cette puissance de vivification et présentification du passé. Le journaliste n’a pu ainsi exprimer au dehors le visage de l’aimé que parce qu’il l’a d’abord et longuement imprimé au-dedans. Ajoutons deux éléments, anthropologiques avant même d’être éthiques. D’une part, du point de vue de la personne connaissante et aimante, pour un certain nombre d’anthropologies théologiques, comme celles de saint Augustin, saint Bonaventure, saint Jean de la Croix ou saint John Henry Newman, la mémoire est au centre des facultés et son acte (le souvenir) comme à la source des autres opérations spirituelles. De sorte que l’on pourrait dire d’elle ce que, dans une analogie de proportionnalité (ou, mieux, l’amorce d’une induction scalaire s’achevant, avec le troisième ordre, dans l’obéissance théologale) inspirée, saint Thomas disait de l’intellect possible : celui-ci est aux esprits (le deuxième ordre), ce que la matière est aux corps (le premier ordre). D’autre part, du point de vue de la personne connue et aimée, le visage est, de toutes les « parties » du corps humain, celle qui est la plus expressive de la totalité, au point que l’on peut y lire autant notre constitution universelle (les trois étages de la physionomie sont parallèles aux trois puissances de vie, jusque dans leur hiérarchie) que notre idiosyncrasie singulière (tant en sa géographie, c’est-à-dire son caractère, qu’en son histoire, c’est-à-dire sa personnalité). Par conséquent, dans un extraordinaire aveu d’amour, Phil dit à celle qu’il aime rien moins que : « Rita, mon cœur – et donc, opérativement, mais non pas entitativement, toute ma personne – s’est totalement métamorphosé en toi ». Autrement dit, il révèle l’intime transformation de l’aimant dans l’aimé.

Pascal Ide

[1] Allusion est faite au principe métaphysique selon lequel tout ce qui est premier dans un genre est cause de tout ce qui se trouve dans ce même genre. Genre n’a-t-il pas pour étymologie « engendrer » ? L’universale in prædicando s’enracine ultimement dans un universale in causando (sur cette différence, cf. l’article : Ronald P. McArthur, « Universal in praedicando, universal in causando », Laval théologique et philosophique, 18 [1961] n° 1, p. 59-95 : il est devenu un opuscule éponyme, Québec, Les Presses de l’université Laval, 1962).

19.9.2024
 

Les commentaires sont fermés.