La Sainte Trinité, notre « chez nous » (Dimanche de la Trinité, 4 juin 2023)

Dans le Génie du christianisme, Chateaubriand oppose le sublime homérique, qui conjugue « la magnificence des mots en harmonie avec la majesté de la pensée », et le sublime biblique qui jaillit du « contraste entre la grandeur de l’idée et la petitesse, quelquefois même la trivialité du mot qui sert à la rendre [1] ». Or, bien qu’amoureux du beau langage, notre auteur conclut à la supériorité du sublime biblique, car il joint la grandeur du contenu et l’humilité de la forme.

Avouons-le, la Sainte Trinité est, au mieux, ce que nous contemplons à de rares occasions, en levant intérieurement les yeux au Ciel et, au pire, ce à quoi, ou plutôt à qui, nous ne pensons jamais. Je ne dis pas que nous ne sommes pas attentifs au Christ, peut-être même au Père ou à l’Esprit-Saint ; mais nous ne méditons presque jamais sur leur relation, leur communion intime. Bref, comme pour l’Iliade et l’Odyssée, l’unité des trois Personnes divines est un mystère élevé exprimé en un langage élevé, une montagne inaccessible que nous ne nous aventurons guère à approcher. Pourtant, Jésus l’a exprimé avec des mots simples à des personnes simples.

Tentons de contempler le Mystère des mystères, la Très Sainte Trinité, pour mieux en vivre.

 

  1. Nous le savons et vous ne serez pas étonnés que je commence par là : « Dieu est amour » (1 Jn 4,8.16) est le centre de la Révélation. Pourtant, il a fallu douze siècles pour que les théologiens en fassent la clé ouvrant le mystère trinitaire. En effet, pendant plus d’un millénaire, les Pères et les Docteurs de l’Église ont dû ferrailler contre diverses hérésies qui affirmaient de manière tellement insistante le monothéisme (Dieu est unique) qu’elles niaient la divinité du Fils et de l’Esprit-Saint. Ils ont donc dû longtemps et longuement montrer que la foi catholique dans la Trinité n’était pas un polythéisme idolâtrique et souligner l’unité divine. Nous en avons une trace dans la nouvelle traduction du Credo : le Fils est « consubstantiel au Père », c’est-à-dire de même substance – ce qui est une unité beaucoup plus étroite que l’unité de nature dont parlait l’ancienne traduction (« De même nature »). Je partage avec vous, cher lecteur, la même nature humaine, mais nous formons deux substances différentes. Or, partir de l’analogie avec plusieurs personnes qui s’aiment, c’était courir le risque de faire éclater l’unique substance de Dieu.

 

C’est, au douzième siècle, un moine, Richard, de l’abbaye Saint-Victor à Paris, qui, méditant sur l’amour, affirmera ce qui est devenu pour nous une évidence : pour qu’il y ait amour, il faut une pluralité, une personne qui aime et une personne qui est aimée. Donc, en Dieu, il doit y avoir non pas seulement l’unité, mais une pluralité de Personnes.

Mais qu’entend-on par amour ? En fait, ne nous trompons pas : ce n’est pas l’amour qui éclaire le Mystère de la Trinité. Mais c’est la Trinité qui éclaire le mystère de l’amour. Voilà pourquoi nous avons entendu tout à l’heure dans l’évangile : « Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils unique » (Jn 3,16). Cette parole de Jésus, là encore, nous semble banale. Pourtant, c’est la première fois que, dans l’histoire de l’humanité, l’on joignait l’amour au don de soi, a fortiori en Dieu. En fait, même encore aujourd’hui, aimer, pour nous, c’est être attiré par ce qui est bon. Autrement dit, l’amour est la sympathie. Or, l’amour chrétien est le contraire : je ne t’aime pas de charité parce que tu me plais, donc parce que ta présence me fait du bien, mais pour te faire du bien. Cela change tout. L’amour n’est pas d’abord attrait, mais don.

Or, qui dit don, dit communion. Reportons-nous ici à une autre parole de Jésus, qui justement parle de père et de fils, la parabole de l’enfant prodigue. Au terme, le père dit au fils aîné bougon : « Tout ce qui est à moi est à toi » (Lc 15,31). L’expression est encore plus serrée : « Tout ce qui est mien est tien ». L’amour est donc l’échange des dons, la réciprocité de la donation et de la réception. Ce que je dis avec des grands mots, c’est ce que vous expérimentez dans cette proximité, cette fluidité, cette complicité qui fait tout le prix des grands moments entre amis et d’intimité, entre les époux, entre les parents et les enfants, entre frères et sœurs.

Voilà pourquoi, là où il y a l’amour, il y a celui qui donne et celui qui reçoit, et réciproquement. Si Dieu est Amour, il y a donc en lui celui qui aime et celui qui est aimé, et reçoit en retour. Et nous comprenons aussi pourquoi ces Personnes portent les noms de Père et de Fils. Mais, alors que nous ne pouvons qu’échanger des mots et des gestes, Dieu, lui, communique son être : le Père donne tout à son Fils, son existence, son essence, ses propriétés. C’est pour cela que Dieu peut être un, car le Fils reçoit rien moins que tout l’être de son Père – hors la paternité qui lui permet de donner.

 

  1. Mais vous voyez la difficulté. En Dieu, l’amour est parfait : « Nemo tam pater: Personne n’est aussi Père que lui », disait Tertullien. Il n’y a donc pas besoin d’introduire une troisième Personne. Alors, comment comprendre l’Esprit-Saint ?

Comme pour le Père et le Fils, repartons du nom même que Dieu a donné à l’Esprit. Il serait intéressant de vous interroger sur la signification que vous lui attribuez. Autant je pense que nous partageons tous la même définition de père et de fils, autant je pense que nous avons des définitions différentes de l’esprit. Du moins, y a-t-il un point commun : l’esprit est ce qui semble plus diffus, plus gazeux ou plus spirituel (spiritus signifie « esprit » en latin). Pourtant, nous parlons bien d’un « esprit de famille ». Un tel esprit est ce qui fait l’unité d’une famille, le vocabulaire de la tribu, ses rituels, ses moments festifs, les souvenirs que l’on aime se raconter. Or, c’est l’œuvre même de l’Esprit-Saint : « Il vous rappellera tout ce que je vous ai dit » (Jn 14,26). C’est lui qui nous inspire et conspire à notre communion.

Mais « esprit » dit autre chose de plus profond. Repartons du grec : pneuma. Or, le français n’ignore pas ce terme. Notre mot « pneu » est un raccourci de pneumatique, à savoir ce qui est rempli d’air. Nous parlons de pneumologue, le médecin spécialiste des poumons. Et tel est le premier sens de « esprit » dans de nombreuses langues sans origine commune, le grec, l’hébreu, mais aussi le chinois ou le sanskrit. Or, qu’est-ce que le souffle ? C’est ce qui me permet de vous parler. Ma parole est portée par l’air qui vibre et ainsi va de ma bouche à votre oreille. Merveille de la nature ! Songeons aussi à un des plus beaux gestes de l’amour, aujourd’hui beaucoup trop banalisé : le baiser. Il ne se contente pas d’unir les lèvres. Nous le savons, l’air qui porte l’oxygène, c’est-à-dire le feu, est transporté par le sang et pénètre au plus intime de chacune de nos cellules pour lui donner l’énergie dont elle a besoin. Ainsi, dans l’échange des souffles, c’est le plus intime qui communique. Donc, vous le comprenez, l’Esprit-Saint est le baiser d’amour entre le Père et le Fils, ce qui circule du cœur du Père au cœur du Fils. Leur communion est le fruit de sa communication.

Reprenons la belle salutation trinitaire de saint Paul au terme de sa seconde lettre aux Corinthiens : « Que la grâce du Seigneur Jésus Christ, l’amour de Dieu et la communion du Saint-Esprit soient avec vous tous » (2 Co 13,13). De même, c’est ce que dit Jésus : « Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne se perde pas, mais obtienne la vie éternelle ». Et cette vie éternelle qui circule est l’Esprit-Saint.

 

  1. Comment vivre de ce mystère de la Trinité que nous venons de balbutier ? Trois chemins.

En en découvrant une ébauche dans ce qui paraît le plus éloigné et qui pourtant en porte l’empreinte. Je vous ai parlé du souffle. Le jésuite anthropologue Marcel Jousse voyait une analogie de la Trinité dans le parlant (le Père), la parole (le Fils) et le souffle (l’Esprit). Si vous aimez les films d’animation et les Marvel, vous irez peut-être voir le dernier Spiderman (Spider-Man : Across The Spider-Verse). Au-delà de l’histoire de super-héros, le film nous raconte surtout les relations entre les deux adolescents et leurs parents. Or, il s’agit au fond de relations d’amour où chacun doit apprendre à donner (c’est plus difficile pour les enfants) autant qu’à recevoir (c’est plus difficile pour les parents). Et, pour que cet amour circule, ils ont besoin d’un médiateur, en l’occurrence de l’autre famille, qui fait naître un esprit de famille.

En voyant la sainte Trinité partout à l’œuvre dans nos relations. Celles-ci devraient être non seulement le reflet, mais l’effet de ce que les Personnes divines vivent entre Elles. Est-ce que, à l’image du Père, nous prenons l’initiative de donner, ou est-ce que nous avons tendance à prendre ou attendons que l’autre fasse le premier pas ? Est-ce que, à l’image du Fils, nous savons humblement écouter et recevoir, c’est-à-dire dépendre (positivement) de l’autre, ou est-ce que nous sommes trop indépendants pour accueillir de lui, ou, pire, nous exigeons que l’autre nous donne la reconnaissance ou le service que nous croyons être en droit de recevoir ? Est-ce que, à l’image de l’Esprit-Saint, nous faisons circuler les dons, nous les reconnaissons avec gratitude l’effort que l’autre fait, comme nous désirons qu’il le fasse pour nous, ou est-ce que nous nous mettons trop en avant ou trop en retrait ?

En contemplant la Sainte Trinité en nous. Nous connaissons tous sainte Thérèse de Lisieux. Nous connaissons moins sa cousine d’âme, si je puis dire, presque sa contemporaine, elle aussi carmélite, mais à Dijon, plus récemment canonisée. Elle porte le nom même sur lequel nous méditons : sainte Élisabeth de la Trinité. Voici ce qu’elle écrit lors d’une de ses retraites :

 

« La Trinité, voilà notre demeure, notre “chez nous”, la maison paternelle d’où nous ne devons jamais sortir. Le Maître l’a dit un jour: “L’esclave ne demeure pas toujours en la maison, mais le fils y demeure toujours” (saint Jean) [2] ».

 

Le Curé d’Ars vivait tellement de ce Mystère de la Trinité qu’il avait fait coller une image sur la première page de son bréviaire. Dans mon oratoire, j’ai placé une représentation de l’icône de la Trinité de Roublev. Mais, bien plus encore, la Sainte Trinité est présente au plus intime de nos âmes et désire inscrire son sceau dans toutes nos relations. Faisons de notre cœur le Ciel où les trois Personnes divines demeurent et où nous aimons les retrouver. Faisons de nos rencontres et de nos échanges des communions où nous vivons de cette vie trinitaire qui est incessante circulation de don et de réception.

Pascal Ide

[1] François-René de Chateaubriand, Génie du christianisme, IIe partie, livre V, chap. 3, coll. « GF » n° 104, Paris, Flammarion, 1966, t. I, p. 370.

[2] Élisabeth de la Trinité, « Ciel dans la foi », Premier jour, Première oraison, § 2, éd. Conrad de Meester, Œuvres complètes, Paris, Le Cerf, 1991, p. 99-100.

4.6.2023
 

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