Amour et amitié chez Allan Bloom, une oscillation infinie

Dans son grand livre posthume unanimement salué par la critique sur L’amour et l’amitié [1], Allan Bloom [2] (1930-1992) part d’un constat inquiétant : le lien humain se défait. La raison de ce délitement n’est pas quelque fatalité extérieure, mais une logique dont nous sommes responsables : nous voulons de plus en plus être des « individus libres et authentiques » ; or, la valeur individualité souligne l’autonomie, alors que l’amitié ou l’amour souligne le lien. Deux signes parmi beaucoup l’attestent : « L’attrait irrésistible qui emporte un individu vers un autre » qu’implique le sexe, aujourd’hui omniprésent et étalé sans pudeur, remplace l’amour ou l’amitié ; on ne parle plus de ces derniers, mais de « relations », par exemple de « relations sexuelles » ou de « relations amicales » (p. 9-11). Cette analyse pessimiste n’étonnera pas les lecteurs de son bestseller de 1987 [3], traduit sous le titre L’âme désarmée [4], où le traducteur des grandes œuvres pédagogiques de Platon [5] et de Rousseau [6], critiquait l’éducation libérale de l’après-Seconde Guerre mondiale et l’emprise de la culture de masse sur les esprits. En effet, selon Allan Bloom, les « Great Books », c’est-à-dire les grands textes classiques, affrontent les questions permanentes et essentielles auxquelles l’être humain est confronté. Or, l’éducation a pour objectif non pas d’abord d’informer, mais de former la personne à ce qui fait d’elle un être humain, en vue de l’humaniser. Elle se doit donc d’étudier et de pratiquer les grandes œuvres de la culture occidentale. Et Bloom lui-même en donne l’exemple, non seulement en les analysant longuement dans ses livres, mais en apprenant le grec ancien ou le français. Malheureusement, la pédagogie d’après-guerre et de la pop culture ne donne plus accès à ces livres qui seuls permettent à la personne de s’examiner et de se connaître. Or, à la superficialisation de la connaissance de soi répond celle de la relation à autrui.

Là contre, l’intention du philosophe américain est de redécouvrir le lien humain, amoureux et amical, en sa vérité, certes complexe, faite d’ombres et de lumières, mais si désirable. Pour le montrer, fidèle à sa conviction pédagogique, l’auteur choisit d’explorer les grandes œuvres littéraires de la culture occidentale qui traitent de l’amour et de l’amitié. Il fait appel presque exclusivement à des œuvres de fiction : dans l’orbe du romantisme en première partie – Rousseau (L’Émile, La nouvelle Héloïse), Stendhal (Le rouge et le noir), Jane Austen (Orgueil et préjugé), Flaubert (Madame Bovay) et Tolstoï (Anna Karénine) –, Shakespeare en deuxième partie [7]. Se joignent deux autres types de sources : l’exemple vécu, avec l’amitié de Montaigne et La Boétie (en interlude avant la troisième et dernière partie) ; l’exposé philosophique (au sein de celle-ci), avec le Banquet de Platon – qui est encore de facture narrative. Ce faisant, Bloom opère un double choix méthodologique : la fiction et la multiplication des monographies. Il se refuse donc intentionnellement à une étude systématique sur le thème. Le choix n’est pas seulement respectable, mais opportun : face à la culture de l’universel, l’amour, plus que toute autre réalité, ne saurait être épuisé par un discours notionnel et demande d’être célébré en sa beauté singulière et inépuisable ; face à la « chute d’éros » diagnostiquée dans l’introduction, la narration est bien plus à même de réenchanter l’amour qu’une énième étude sur son essence.

D’ailleurs, cette option n’est nullement réactive, puisque l’ouvrage est traversé par des thèmes philosophiques d’importance, par exemple, celui du caractère naturel ou construit (c’est-à-dire élu) de l’amitié (ce qui explique que la deuxième partie s’intitule : « Shakespeare ou la nature ») ou celui du lien entre amour-amitié et politique [8] (cf. aussi la conclusion ultime, p. 562-563). Comme le titre du livre le suggère, la principale thématique réside dans les connexions entre l’amour et l’amitié au sein des relations interpersonnelles. En effet, les auteurs relus répondent de manière nuancée : « à la différence des autres romantiques, Jane Austen célèbre l’amitié classique comme le cœur de l’amour romantique » (p. 217), alors que Léon Tolstoï, « plus qu’aucun autre romancier », tente de dépasser la tension entre l’éros et la philia par la valorisation de la famille (p. 268). Pour pouvoir comparer amour et amitié, notre auteur en dessine les contours, retrouvant des catégories classiques : l’amour est à l’amitié ce que l’affection unilatérale est à l’affection réciproque, ce que l’engagement du corps est à sa neutralisation, etc. Enfin, l’épilogue offre une comparaison nuancée en six points (p. 559-560).

 

Quoi qu’il en soit, et voilà le point qui nous intéresse, jamais n’est affrontée la question de l’existence d’une troisième forme d’amour et donc celle de sa connexion avec éros et philia. Cette forme inédite d’amour est ce que le christianisme appelle agapè, mais qui se retrouve sous une forme sécularisée dans ce que Pierre Rousselot appelle « l’amour-extase » ou Jean-Luc Marion « l’avancée ». Certes, le philosophe américain ne nie pas l’existence de l’agapè qu’il reconnaît volontiers à l’œuvre jusque dans les pièces les plus païennes de Shakespeare. Certes aussi, il y a de la générosité, voire du sacrifice de soi dans l’amour et l’amitié étudiés par Bloom. Toutefois, ces actes ne les définissent jamais essentiellement. Voire, dans la seule amitié réelle narrée en détail, celle vécue par Montaigne et la Boétie (p. 411-420), cette relation passionnée, totalement exclusive, comblante et unifiante, n’est fondée que sur une communauté intellectuelle, où n’apparaît jamais la nécessité ne serait-ce que d’un décentrement de soi. N’est-il pas significatif que l’ordre rétrograde inédit qu’il suit le reconduise des auteurs modernes et contemporains jusqu’aux Grecs sans qu’il soupçonne l’influence jouée par la mystique sponsale du Cantique des Cantiques ? Certes les chants d’amour du Bien-Aimé et de la Bien-aimée sont interprétés par les Pères et les docteurs médiévaux comme décrivant le dialogue de l’âme avec Dieu ; mais ils influenceront aussi la manière de considérer l’amour humain qui ne peut se réduire à une intégration de l’amitié dans l’amour, si haute et stimulante soit-elle chez les chrétiens William Shakespeare et Jane Austen. Est-ce la raison pour laquelle Allan Bloom n’a pas pu réconcilier les deux pôles d’éros et de philia, et en demeure à leur oscillation infinie ? La conclusion de l’épilogue est ici hautement révélatrice. Elle pose avec beaucoup d’acuité le dilemme souvent écarté de la part du volontaire et de l’involontaire – de l’actif et du passif, du besoin et du désir, du libre et du naturel, de l’approche des Modernes et de l’approche des Anciens –, dans l’amour et l’amitié ; elle se refuse à proposer une naïve connexion bijective entre ces deux pôles et les deux termes de la dialectique amour-amitié. Or, elle conclut en invoquant l’importance de « la nature », donc en valorisant l’un des deux pôles à l’exclusion de l’autre, sans évoquer la possibilité d’un terme médiateur et réconciliateur (p. 562-563). Se mouvant entièrement dans l’ellipse formée par les deux centres que sont amour et amitié, Bloom, par ailleurs si respectueux de son objet, ne semble pas voir se dessiner un troisième terme, l’amour comme généreuse et gratuite communication de soi, qui seul peut résoudre la dialectique de nature et de liberté qu’amitié et amour ont fait renaître en leur sein.

Pascal Ide

[1] Cf. Allan Bloom, Love and Friendship, New York, Simon & Schuster, 1993 : L’amour et l’amitié, trad. Pierre Manent, Paris, De Fallois, 1996, rééd., Paris, Les Belles Lettres, 2018. Nous citons la première traduction dans le texte avec le numéro de la page entre parenthèses. Cf. l’article de son traducteur Pierre Manent, « Variations sur l’amour et l’amitié. Rousseau, Shakespeare et Platon lus par Allan Bloom. (Entretien) », Esprit, 253 (août 1997). Les Modernes en mal d’amour, p. 19-33.

[2] Sur sa pensée, cf. le numéro spécial que lui a dédié la revue Commentaire, 76 (1996) n° 4.

[3] Cf. Allan Bloom, Closing of the American Mind, New York, Simon & Schuster, 1987.

[4] Allan Bloom, L’âme désarmée. Essais sur le déclin de la culture générale, avant-propos de Saul Bellow, trad. Paul Alexandre, Paris, Julliard, 1987, rééd., Paris, Les Belles Lettres, 2018.

[5] Cf. Platon, Republic of Plato, trad. Allan Bloom, New York, Basic Books, 1968, 21991. À la traduction est joint un essai interprétatif qui est paru à part sous le titre La Cité et son ombre. Essai sur la République de Platon, trad. Étienne Helmer, Paris, Éd. du Félin, 2006.

[6] Cf. Jean-Jacques Rousseau, Émile, trad. Allan Bloom, New York, Basic Books, 1979.

[7] Cf. Allan Bloom, Shakespeare on Love & Friendship, Chicago, University Of Chicago Press, 2000.

[8] Cf. Allan Bloom & Harry V. Jaffa, Shakespeare’s Politics, New York, Basic Books, 1964 : La pensée politique de Shakespeare, Paris, Armand Colin, coll. « La Lettre et l’idée », 2021 ; Allan Bloom & Steven J. Kautz (éds.), Confronting the Constitution. The challenge to Locke, Montesquieu, Jefferson, and the Federalists from Utilitarianism, Historicism, Marxism, Freudism, Washington (DC), American Enterprise Institute for Public Policy Research, 1991.

31.5.2022
 

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